En géographie comme en sociologie, de nombreux travaux ont discuté des effets de lieu (« place effects ») sur les individus que ce soit en termes d’emploi, de réussite scolaire, de criminalité, d’intégration sociale ou de santé. Ces effets de lieu renvoient à différents mécanismes par lesquels l'espace géographique agit sur les comportements des individus. Ces mécanismes peuvent concerner les normes sociales en vigueur au sein de la population locale, l’exposition à des environnements nocifs, la situation géographique (et par extension la distance aux lieux de pouvoirs, d’emploi, d’éducation, de soins etc.) ou encore les logiques institutionnelles qui jouent sur la qualité des services ou la réputation des quartiers (Galster 2012). Ce champ de recherche longtemps restreint à l’analyse des quartiers de résidence prend en compte depuis les années 2000 la mobilité quotidienne des individus et leurs différents lieux d’activités (lieux d’étude, de travail, de loisirs etc.) afin de mesurer l’influence que les espaces résidentiels et non résidentiels exercent de façon combinée sur les comportements des individus. Dans ces travaux empiriques il y a cependant l’idée que tous les lieux d’activité se valent et sont interchangeables. Ce raisonnement – souvent implicite – conduit à diffuser une vision homogénéisatrice et simplificatrice des pratiques spatiales tout en passant sous silence les stratégies déployées par les individus pour organiser leurs modes d’habiter (Cailly & Dodier 2007).
Et si certains lieux comptaient plus que d’autres ?
Quand il s’agit de mesure les effets de lieu, les études récentes intégrant les lieux d’activités en plus des lieux de résidence s’appuient en grande majorité sur les valeurs moyennes de ce que l’on observe autour de ces lieux d’activité, que ce soit par exemple le nombre moyen d’équipements – commerces alimentaires, vendeurs de tabac, lieux de loisirs (Kestens, Lebel, Daniel, Thériault, & Pampalon 2010 ; Perchoux, Chaix, Brondeel, & Kestens 2016; Shareck, Kestens, Vallée, Datta, & Frohlich 2015; van Heeswijck, Paquet, Kestens, et al. 2015), ou le profil social moyen des quartiers visités (Inagami, Cohen, & Finch 2007; Kimbro, Sharp, & Denney 2017; Shareck, Kestens, & Frohlich 2014). Cependant, le fait de calculer ces valeurs moyennes n’est que rarement discuté, ou alors cela est fait rapidement lorsque les auteurs choisissent de calculer une valeur moyenne pondérée selon le temps passé en chacun des lieux (Laatikainen, Hasanzadeh, & Kyttä 2018). Dans ce cas, le mécanisme supposé est celui de l’exposition cumulée (« cumulative environnemental exposure ») : plus on passerait du temps en un lieu, plus on serait exposé aux opportunités et contraintes de ce lieu. Cette relation « dose-réponse » est au cœur des travaux sur les mesures d’exposition individuelle (« personal exposure ») aux nuisances environnementales. Pourtant, ce mécanisme d’exposition nécessite d’être questionné : certains lieux fréquentés épisodiquement pourraient avoir par exemple des effets plus forts sur les comportements des individus que les lieux fréquentés quotidiennement.
Des liens aux lieux
Pour nourrir cette réflexion, je propose de faire le rapprochement avec la théorie de la « force des liens faibles » (« The Strength of Weak Ties ») énoncée par Granovetter (1973) et d’explorer la force des lieux faibles. Les liens forts sont ceux que l'on tisse avec des amis proches dans le cadre de relations soutenues et fréquentes. À l’inverse, les liens faibles sont faits de simples connaissances mais ils peuvent devenir « forts » lorsqu’ils permettent de pénétrer d'autres réseaux sociaux que ceux constitués par les liens forts. Les liens faibles « permettent de jeter des ponts locaux entre des individus qui, autrement, resteraient isolés » (Granovetter 1973) et constituent ainsi une source de cohésion sociale et un vecteur pour faire circuler l’information entre des individus n’ayant pas forcément de points communs mais dont la mise en relation peut favoriser l’accès à une ressource rare, comme par exemple un emploi ou un rendez-vous avec un professionnel de santé très demandé ou voulant rester discret (comme ceux qui pratiquent l’avortement dans des régions où celui-ci est encore illégal).
L’analogie entre liens et lieux est une piste à creuser. Les lieux forts seraient ceux dans lequel un individu passe du temps et qu’il connaît bien (lieux de résidence, de travail, de sociabilité fréquente). Les lieux faibles seraient à l’inverse des lieux connus mais fréquentés de façon très occasionnelle. Ces lieux faibles pourraient alors être qualifiés de « forts » lorsqu’ils permettent à l’individu de construire des ponts vers d’autres lieux – et d’autres mondes1 – dont il serait sans cela totalement déconnecté et in fine de lui donner accès à des ressources différentes de celles auxquelles il a habituellement accès.
Pistes méthodologiques
Les lieux du quotidien sont de mieux en mieux connus par les traces numériques que les populations laissent avec leur téléphone portable, leurs cartes de transports, leurs cartes de crédit ou leur participation à des médias sociaux (eg., Lenormand, Picornell, Cantú-Ros, et al. 2015; Louail, Lenormand, Cantu Ros, et al. 2015; Zhong, Batty, Manley, et al. 2016). Pour des raisons de confidentialité ou de non collecte de l’information, il est toutefois difficile d’apparier les lieux du quotidien issus de ces traces numériques aux profils démographiques des individus ainsi qu’à leurs situations en termes d’emploi, de réussite scolaire ou de santé et les ressources dont ils ont pu bénéficier. De plus, ce sont sans doute les lieux forts – ceux que les individus fréquentent régulièrement – qui ont le plus de chances de ressortir de ces traces numériques.
Pour questionner la force des lieux faibles, les données issues de questionnaire se révèlent précieuses. Les questionnaires permettent en effet non seulement d’interroger les individus sur les ressources rares auxquelles ils ont pu accéder (offres d’emploi ou de soins par exemple) mais aussi de quantifier et de qualifier l’ensemble de leurs lieux d’activité. Pour dresser la liste des lieux du quotidien (et leur fréquence même occasionnelle de visite), ces questionnaires peuvent alors s’appuyer sur que j’appelle des « générateurs de lieux » – par analogie avec les « générateurs de noms » couramment employés en sociométrie lorsqu’il s’agit de recueillir des informations sur le réseau social d’un individu (Bidart & Charbonneau 2011). Ces générateurs de lieux peuvent procéder par segmentation des activités (travailler, étudier, faire des courses, voir des amis, accompagner un proche, faire des activités de loisirs, etc.) afin que l’individu liste les lieux qu’il fréquente (même très occasionnellement) pour réaliser ces différentes activités. Notons que ces collectes d’information par questionnaires demeurent sujettes au biais de « désirabilité sociale », voire dans le cas des lieux au biais de « désirabilité socio-spatiale » puisque les personnes interrogées peuvent vouloir donner une image de leur géographie qui est conforme à ce qu’elles pensent être la géographie du groupe social auquel elles appartiennent.
À partir de cette liste de lieux, qui représentent une sous-collection concrète de capitaux sociaux des individus en lien avec l’organisation spatiale de leur vie quotidienne2, une des stratégies d’analyse pourrait consister à distinguer les lieux forts des lieux faibles en fonction de leur fréquence de visite et de comparer ces deux types de lieux pour voir si les lieux faibles conduisent effectivement à un élargissement des champs des possibles par rapport à ce qu’offrent les lieux forts, par exemple en terme d’accès à des services ou de diversification des profils sociaux des populations avec lesquelles les individus se trouvent en coprésence (Vallée 2017). Il serait ensuite intéressant d’estimer la relation statistique qui existe entre l’accès récent à un emploi ou à un professionnel de santé et les opportunités offertes par les lieux faibles, et ce « toutes choses égales par ailleurs » quant au profil démographique et social des individus et aux opportunités offertes par les lieux forts. Si cette relation s’avérait statistiquement significative, cela constituerait un élément empirique permettant d’étayer l’hypothèse relative à la force des lieux faibles et de remettre en cause la pertinence des mesures d’exposition cumulée qui prévalent actuellement dans les analyses quantitatives des effets de lieu.
En questionnant « la force des lieux faibles », ce texte propose de prendre le contre-pied du raisonnement actuel qui postule que les lieux exercent une influence d’autant plus grande sur les individus lorsque ces deniers y passent plus du temps ou s’y rendent fréquemment. Face à cette logique métrique, on peut pourtant se demander si certains lieux fréquentés de manière occasionnelle ne pourraient pas être qualifiés de forts dès lors qu’ils permettent aux individus de jeter des ponts vers d’autres lieux – et d’autres mondes – et d’élargir ainsi le champ de leurs possibles.