Le design recouvre aujourd’hui un vaste éventail de pratiques et s’alimente de nombreuses disciplines notamment celles des sciences sociales. Cette discipline du projet met l’accent sur l’usager, les individus ou groupes sociaux et préfère les processus participatifs et de coproduction. Les relations sociales, réseaux et liens au niveau spatial, économique ou politique intègrent autant les situations étudiées que les projets à penser par les designers.
Aussi se posent des questions d’ordre méthodologique pour le designer à entreprendre une telle démarche pour appréhender les réseaux, relations et liens qui participent à la compréhension des mondes qu’il croise et proposer des questions nouvelles, des expériences, des scénarios. En retour, le design et la dimension de projet apportent et complémentent les outils et méthodes du sociologue et du scientifique en sciences sociales qui s’attelle à l’analyse des relations sociales.
Cet apport se situe à trois niveaux : par la perspective graphique et visuelle d’analyse des processus relationnels sur et pour le projet, par des outils simples d’analyse de visualisation et de cartographie, par la perspective participative et interactive. Pour ce dernier niveau, l’analyse relationnelle et de réseau est ici coproduite par les acteurs sur un support et média (netmap, design thinking) dans une perspective prospective de scénarios relationnels.
Analyser les relations sociales avec la démarche de projet : entre effet réflexif, hypothèses prospectives et coproduction visuelle1
Dans une « société à projets » (Boutinet, 1994), le chercheur en sciences sociales utilisant ou mobilisant l’analyse des réseaux et des relations pour identifier des phénomènes et des processus sociaux se heurte à plusieurs difficultés quand il souhaite prendre en compte l’évolution des structures relationnelles avec la notion de projet. Cette notion aux contours flous comprend en revanche de nombreuses facettes explicatives de notre société contemporaine. Le projet permettrait de déceler les aspirations de changements, les transformations qu’il implique, les multiples futurs et la pluralité dans l’espace social, voire d’être vecteur de l’histoire (Boutinet, 1994). En définitive, ce « jet en avant » du projet interroge la pratique de la recherche par une mise en opération de la pensée du dessein, et en ligne de mire des disciplines de conception (art, architecture, gestion) et plus récemment du design, en tant que discipline du projet (Vial, 2015). Initialement mis en pratique et centré sur les objets comme méthodologie de projet, le design s’est ensuite centré sur les processus, et verrait aujourd’hui son intérêt porté sur les expériences, centrées sur les acteurs (Findeli, Bousbaci, 2005).
En quoi la perspective qu’offre le projet permet-elle d’entrevoir dans une situation sociale de nombreuses dimensions pour stimuler l’analyse sociologique, et plus précisément l’étude des relations sociales ? Comment l’information produite par la dynamique de projet, par cette volonté de création, permet-elle de construire des données relationnelles et d’ouvrir de nouvelles hypothèses ? Qui réalise l’analyse des relations quand l’étude de l’action engage le chercheur dans son terrain ? Et comment étudier des relations ou un contexte relationnel de manière collaborative et participative tel que le design ou le projet met en œuvre ?
Articuler l’analyse des relations sociales et la notion de projet relève donc de plusieurs défis méthodologiques pour le sociologue et le chercheur en sciences sociales (Catoir-Brisson, Watkin, 2021). Les interrogations que nous posons souhaitent ainsi trouver trois réponses méthodologiques éclairées par des retours d’expériences de recherche ou de la mobilisation d’outils.
Envisager la multiplexité et la diversité des relations sociales sur la notion de projet
Un premier retour réflexif concerne précisément celui d’un travail de terrain de doctorat et de l’analyse sociologique de processus relationnels d’organisations locales de quartiers, dites communautaires, situées dans la ville de Boston et menant un projet communautaire (Watkin, 2014). En complément de la réalisation d’une enquête ethnographique et de la collecte de données publiques pour en faire une analyse dite « 2mode » (réseau inter-individuel et inter-organisationnel), la notion de projet permettrait d’envisager la diversité et la multiplicité de projets individuels ou collectifs. Les paramètres méthodologiques du projet (Boutinet, 1994) soulignent l’intérêt de la prise en compte de la dimension temporelle (étude longitudinale), la diversité d’attributs, et la multiplicité des relations (encastrement ou juxtaposition) et appellent à une diversification des méthodes pour étudier l’évolution des structures relationnelles (Lazega, 1998). La dimension de projet aide ici à penser et à interroger cette pluralité des relations de l’objet étudié pour stimuler les enquêtes et les hypothèses de recherche.
Figure 1 : Représentation du réseau inter individuel (461 individus) au sein des 19 community development corporations de Boston
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Bénéficier d’un cadre de projet pour faire une analyse de structures relationnelles
Le projet peut ensuite servir et participer à l’analyse relationnelle. Si ces deux démarches, projet et analyse, peuvent se nourrir l’une de l’autre, elles trouvent des échanges féconds dans le cadre d’une recherche-action. Dans ce cadre, le chercheur peut se situer en appui du projet et en bénéficier pour mieux comprendre son objet. Notre expérience d’études urbaines, par la réalisation d’une enquête de concertation auprès d’usagers pour anticiper la requalification d’espaces publics d’un quartier pour le compte d’une agence d’urbanisme, a montré que l’analyse relationnelle ne servait pas uniquement le projet. L’analyse sémantique relationnelle issue de ces enquêtes par questionnaires a été dans ce cas activée par le projet en proposant une autre lecture des représentations socio-spatiales en jeu (carte sémantique). En effet, inscrire une recherche dans un projet enrichit l’analyse relationnelle par les hypothèses faites sur les liens manquants, faibles ou à créer. Cette perspective prospective dépassant le cadre analytique ouvre des pistes d’expérimentations méthodologiques sur l’apport spéculatif du projet à l’analyse relationnelle.
Figure 2 : Diagnostic des problèmes d’usages de l’espace public du centre de Zapopan (Mexique) réalisé par une enquête par questionnaire
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Coproduire les données relationnelles avec ses enquêtés
La dynamique de projet peut mobiliser l’analyse relationnelle avant la conception lors d’études ou phases dites « amont ». Cet usage opérationnel au profit du projet trouve néanmoins une autre voie dans une perspective de codesign. Le codesign ou plus communément appelé design participatif renvoie aux pratiques que les designers mettent en place par la conception de médias tangibles, manipulables pouvant être utilisés et mobilisés avec des usagers pour penser collectivement des idées, pistes de projet ou solutions à un problème donné. En se centrant sur l’individu ou les groupes sociaux, les méthodes de codesign mettent l’accent sur la conception participative et collaborative permettant d’inclure les bénéficiaires et les « parties prenantes » d’un projet à cette dynamique. Dans cette démarche, la méthode « Net-map » développée par Eva Schiffer, et que nous envisageons dans le cadre d’une « recherche-projet » sur les liens entre générations dans l’habitat (Watkin, Krawczyk, Livet, 2018) apporte un outil expérimental et innovant à l’analyse relationnelle. La méthode « Net-map » permet de coconstruire avec des usagers, bénéficiaires d’un projet, une carte des relations établies entre eux ou d’autres acteurs. Chaque participant se situe sur un support et trace les relations qui le relient aux autres par des lignes ou flèches.
Figure 3 : Visualisation et co-construction par les acteurs
Une image contenant personne, intérieur, mur, table Description générée automatiquement. Photographie issue des travaux d’Eva Schiffer
Les participants manipulent des pions selon le nombre des liens (in degree ou out degree) afin de visualiser leur centralité dans le réseau établi. La visualisation de ces « tours de pouvoir » facilite l’identification des relations, de l’existence ou de l’absence de liens entre les participants. L’application d’une telle méthode demande donc une forte implication du chercheur avec ses enquêtés. Ces derniers étant dès lors intégrés à l’étude des relations sociales, des échanges et des liens établis dans l’espace social, physique ou économique qu’ils partagent. Cette méthode de recherche-projet permet ainsi de coproduire des données sociologiques (Catoir-Brisson, Watkin, 2021, Watkin, Redondo, 2021).
Les trois approches méthodologiques que nous proposons illustrent l’apport différencié de pensées ou démarches de projet à l’analyse des relations sociales. Plus la notion de projet s’intègre à l’analyse des relations, plus le chercheur est impliqué et engagé par et avec son objet.