L’analyse de réseau fait son apparition dans différentes sciences humaines (anthropologie, communication, géographie, etc.) et naturelles (biologie, écologie) entre la fin des années 1940 et le début des années 1960. En à peine plus d’une décennie, différents « programmes de recherche » se mettent en place de façon relativement autonome, même si tous ces programmes de recherche prétendent s’appuyer sur une branche des mathématiques, la théorie des graphes. Cette dernière, si l’on en croit les manuels, trouve ses origines au XVIIIe siècle avec le problème des ponts de Königsberg1 résolu par le mathématicien suisse Leonhard Euler.
Cet article questionne la création de l’analyse de réseau en géographie et s’interroge sur les liens entre cette dernière et la théorie des graphes. L’hypothèse principale est que les emprunts faits à la théorie des graphes sont modestes, en géographie mais également dans les autres disciplines, pour une raison simple : la construction des programmes de recherche en analyse de réseau est contemporaine de la création de la théorie des graphes. L’analyse de réseau, en géographie et ailleurs, serait en réalité un objet hybride, empruntant à des disciplines diverses, et très largement autonome vis-à-vis d’une branche des mathématiques qui commence seulement à s’autonomiser de la topologie dans les années 1950.
Une première partie aborde l’aspect épistémologique de la question et présente la méthodologie employée pour tenter de valider ces hypothèses. Une deuxième partie s’intéresse à la création de la théorie des graphes et aux liens ténus entretenus avec les différents programmes de recherche d’analyse de réseau. Enfin, la troisième partie s’intéresse au cas de la géographie nord-américaine de la fin des années 1950 et à ses liens avec la théorie des graphes. Si la situation a depuis beaucoup évolué, notamment du fait de l’arrivée des physiciens dans le champ de l’analyse de réseaux à la fin des années 1990 (Ducruet et Beauguitte, 2014), certains des choix méthodologiques et conceptuels effectués il y a quelques décennies restent prégnants dans l’analyse de réseau pratiquée par la géographie contemporaine.
1. Concepts, méthodes et posture de recherche
Le terme discipline est préféré au terme science dans cet article : les personnes évoquées sont soit des universitaires, soit des chercheurs travaillant dans le cadre de la recherche opérationnelle afin de résoudre des problèmes d’ingénierie, ce dernier cas concerne notamment les travaux d’optimisation des flux très largement financés par la RAND Corporation (voir les travaux des mathématiciens Dantzig, Dijkstra, Ford, Fulkerson, Gale, etc.). Une discipline donnée est construite à partir de la science homonyme pour la transmission et l’enseignement ; elle choisit ce qui fonctionne, ce qui produit des résultats, ce qui peut être mis en séquences pédagogiques et en manuels.
L’analyse de réseau dans une discipline donnée est nommée dans cet article « programme de recherche », terme proposé par le philosophe Imre Lakatos (Ulises Moulines, 2006, p. 93-96) et dont l’usage me paraît ici plus pertinent que le terme de paradigme défini par Thomas Kuhn dans la première édition de La structure des révolutions scientifiques (1962) ; il indique dans la postface de la deuxième édition (1970) préférer le terme de « matrice disciplinaire ». Si dans la vision de Kuhn, un paradigme chasse l’autre au terme d’une révolution scientifique, plusieurs programmes de recherche sont susceptibles de coexister pour Lakatos. La signification du terme « programme de recherche » dans cet article est cependant plus restreinte que le sens que lui donne Lakatos : il désigne ici un ensemble de méthodes, de concepts, de théories et d’interdits qui encadrent un aspect spécifique d’une pratique scientifique donnée. L’un des marqueurs indiquant qu’un programme de recherche est stabilisé est l’apparition de manuels, ces derniers étant essentiels dans la formation des identités disciplinaires. On peut en effet considérer que ces textes à vocation pédagogique créent une généalogie possible d’un programme de recherche, en insistant sur le rôle des pionniers et des fondateurs, puis génèrent de manière cumulative une doxa qu’il devient de plus en plus difficile de questionner. L’étude de la mise en manuels, prévue mais non encore réalisée à ce jour, suppose notamment de partir des textes originaux, de repérer quels textes et quels éléments de ces textes sont retenus et reformulés, mais également d’identifier les textes et auteurs négligés, volontairement ou non. L’étude des différentes éditions, et des modifications effectuées, apparaît également nécessaire pour montrer la transformation progressive d’un ensemble disparate de références en un récit faisant autorité pour la formation des générations scientifiques suivantes.
L’expression « tradition de recherche » est employée pour désigner un ensemble de travaux liés à une thématique particulière, sans que ces travaux soient nécessairement liés par un socle théorique et méthodologique commun. L’étude des infrastructures de transport en géographie est un exemple de tradition de recherche ; l’analyse des réseaux de transport affirmant s’appuyer sur la théorie des graphes est un programme de recherche.
La méthodologie employée est essentiellement qualitative et basée sur une fréquentation lente, assidue et continue des textes, l’un des modèles du genre étant pour moi la relecture attentive du concept bourdieusien de champ par Bernard Lahire dans Monde commun (Lahire, 2012, p. 143-223). Une attention particulière est accordée au vocabulaire utilisé, aux mesures et méthodes mobilisées, aux données étudiées et aux choix de modélisation effectués. Une deuxième étape consiste en une fouille bibliographique intensive en amont, c’est-à-dire tenter de récupérer et de lire toutes les références citées dans les articles étudiés2. La démarche paraît d’autant plus nécessaire que le vocabulaire est très variable, voire instable, d’un auteur3 et d’une discipline à l’autre. Afin d’objectiver les résultats, des recherches de termes sont effectuées sur la base de données JSTOR Data for Research4 dont le catalogue de revues est le plus complet disponible pour la période et l’espace étudiés. Si le risque de surinterpréter les tendances est réel (une expression en 1920 peut avoir un sens différent en 1940 et une expression dans une discipline peut avoir un sens différent dans une autre), cela permet a minima de repérer les innovations lexicales et les dynamiques d’emploi de certains termes. Enfin, pour étudier l’impact des articles étudiés et l’évolution de leur réception, une fouille bibliographique en aval est réalisée sur différents portails académiques (Persée, Cairn pour la littérature scientifique francophone ; Google Scholar ; portails de revues académiques anglophones). Ce dernier aspect mériterait un article à part entière et ne sera abordé ici que de façon marginale.
En ce qui concerne la posture adoptée, elle vise à être la plus compréhensive possible des écrits et des stratégies des acteurs et de reconstituer ce que Fabrizio Li Vigni nomme dans sa thèse sur l’histoire des instituts des sciences complexes leur « horizon de rétrospection » (Li Vigni, 2018, p. 52). Les chercheurs qu’il étudie y incluent « des auteurs qui ne se sont jamais réclamés de la complexité » (Ibid.) ; les géographes américains procèdent de la même façon en mobilisant des auteurs ne se réclamant pas de la théorie des graphes. Toute discipline scientifique au cours de son histoire est susceptible d’emprunter à d’autres disciplines des concepts, des méthodes, des outils ; les emprunts se faisant régulièrement des sciences formelles (mathématiques, physique) vers les sciences naturelles et humaines5. Ces emprunts supposent nécessairement des adaptations et des ajustements afin que ces éléments exogènes puissent s’adapter aux données et aux questions de recherche de la discipline importatrice. Néanmoins, il s’agit d’essayer de comprendre comment un programme de recherche dans une discipline donnée (la théorie des graphes en topologie6) impacte et est appropriée jusqu’à créer un programme de recherche innovant dans une discipline autre. Il s’agit dans cet article de la géographie mais la méthodologie employée me paraît pouvoir être transposée à d’autres disciplines. Il s’agit également d’éviter tout présentisme : ce que nous appelons aujourd’hui en France analyse de réseau ou théorie des graphes ne saurait être considéré comme le point de référence le plus pertinent pour évaluer les emprunts et adaptations disciplinaires effectuées il y a plus de 60 ans aux États-Unis.
2. Analyses de réseau et théorie des graphes, des constructions contemporaines ?
Si l’on consulte les manuels disponibles dans les différentes disciplines, et nous considérons comme Thomas Kuhn que le rôle des manuels est essentiel dans la formation des identités disciplinaires, le constat est unanime : l’analyse de réseau est issue de la théorie des graphes. Le physicien Mark Newman écrit ainsi dans l’introduction du chapitre 6 Mathematics of Networks : « In this chapter, we introduce the basic theoretical tools used to describe and analyze networks, most of which come from graph theory, the branch of mathematics that deals with networks.7 » (Newman, 2010, p. 109). Dans leur manuel destiné aux historiens et historiennes, Jacques Cellier et Martine Cocaud indiquent qu’en « 1736, le mathématicien suisse Léonard Euler […] fonde par là une nouvelle branche des mathématiques la « Théorie des graphes » […]. Cette théorie fournit le socle mathématique sur lequel s’appuie l’analyse des réseaux » (Cellier et Cocaud, 2012, p. 349). Les géographes Denise Pumain et Thérèse Saint-Julien précisent que la « description globale d’un réseau peut se faire au moyen de mesures tirées de la théorie des graphes » (Pumain et Saint-Julien, 1997, p. 94). Et l’auteur de ces lignes écrivait il y a quelques années « l’analyse de réseau désigne un ensemble de méthodes, de notions et de concepts fondés sur la théorie des graphes pour étudier un phénomène relationnel donné » (Beauguitte, 2016, p. 9). On pourrait multiplier les exemples du milieu des années 1960 à nos jours et dans toutes les disciplines ayant développé un programme de recherche d’analyse de réseau.
L’une des hypothèses de cet article est qu’il s’agit d’une construction a posteriori et que ces programmes de recherche se sont pour la plupart développés en même temps que la théorie des graphes. Si les manuels de théorie des graphes, quel que soit le niveau du lectorat ciblé, évoquent tous Euler et le problème des ponts de Königsberg, il paraît douteux en termes d’histoire des sciences de considérer qu’un article isolé paru en 1736 suffise à lui seul à créer un programme de recherche. Le fait qu’Euler crée au XVIIIe siècle un objet composé de points et de lignes n’a pas de conséquence scientifique notable avant les années 19308 et les problèmes ancêtres de la future théorie des graphes (théorème des quatre couleurs, dilemme du voyageur de commerce) appartiennent alors à la catégorie des curiosités mathématiques. Le premier manuel de théorie des graphes paraît en allemand à Leipzig en 1936 (Dénes König, 1936, Theorie der endlichen und undendlichen Graphen) mais, étant donné le contexte européen à cette date, sa diffusion est très modeste ; John Scott indique que « like many works published in Germany in the 1930s, it had little immediate impact on the wider intellectual world9 » (Scott, 2000, p. 12). L’ouvrage est réédité à New York en 1950 mais non traduit avant 1990. Dans l’avant-propos de cette traduction, le mathématicien Willam T. Tutte rappelle que, dans les années 1930, la théorie des graphes est considérée comme une « so-called science of trivial and amusing problems for children », voire comme « the slums of topology10 » (Tutte, 1990, p. 1). Et Tibor Gallai, mathématicien formé par König, précise dans la postface de cette même traduction que « the impact of this book was really felt only in the postwar years »11 (1990, p. 426).
Les premiers manuels de théorie des graphes en langue anglaise datent de 1962 seulement12, il s’agit de la traduction de l’ouvrage de Claude Berge, La théorie des graphes et ses applications, paru à Paris chez Dunod en 1958. Deux manuels dus à des mathématiciens américains paraissent cette même année : Graph Theory d’Oysten Ore et The Theory of Finite Graphs de Frank Harary et Robert Norman. Il existait certes des articles traitant de théorie des graphes dans des revues de mathématiques avant cette date13 (voir notamment les travaux de Whitney, de Tutte ou d’Erdös, ce dernier étant également un élève de König14) mais ils n’ont eu semble-t-il aucun impact sur les disciplines autres. Les travaux de sociométrie des années 1940 s’appuient sur le seul calcul matriciel ; les travaux de recherche opérationnelle relatifs aux flots dans les réseaux des années 1950 s’appuient sur la programmation linéaire ; la théorie des graphes ne sera intégrée dans ces travaux qu’à la fin des années 1950 (voir le manuel des mathématiciens Ford et Fulkerson paru également en 1962). Dans les années qui suivent la parution de ces différents manuels, plusieurs manuels d’analyse de réseau appliquée à différentes disciplines paraissent aux États-Unis et l’on se contentera de citer celui de l’économiste Guiseppe Avondo-Bodino (1962), du psychologue Claude Flament (ouvrage écrit en français et traduit en 1963 en anglais, publié en France en 1968) ou du trio composé de deux mathématiciens et d’un psychologue (Harary et al., 1965). Néanmoins, certains ouvrages titrés « Network analysis in ... » parus après 1960 ne contiennent aucune référence à la théorie des graphes et s’inspirent d’autres programmes de recherche (étude de management, Battersby, 1964 ; étude des réseaux de communication, Beneš 1965).
Le tableau 1 recense les occurrences de différentes expressions (« graph theory », « network analysis », « network theory », « flow theory ») dans la base de données JSTOR Data for Research entre 1929 et 1969. Il s’agit d’indicateurs à commenter avec précaution pour deux raisons principales : un certain nombre de faux positifs sont susceptibles d’apparaître (si une phrase se termine par network et que la suivante commence par analysis, cela renvoie un résultat positif à la requête) et surtout un examen plus poussé tant des cooccurrences de termes (un même article peut comprendre différentes expressions) que des disciplines et des revues concernées permettrait d’affiner l’analyse. De telles investigations sont prévues mais n’ont pas pu encore être réalisées à ce jour. Néanmoins, ces indicateurs montrent l’essor très net du terme « graph theory » à partir du milieu des années 1950. La « network analysis » est plus ancienne (années 1940) et son développement est notable à partir du milieu des années 1960, quand les programmes de recherche en analyse de réseau se banalisent dans différentes disciplines. « Network theory » et « Flow theory » montrent une progression faible, relativement similaire, qui est sans doute lié à l’élargissement du corpus de revues dans la base de données JSTOR lors de la période considérée (cette dernière hypothèse n’a pas encore été validée par l’auteur).
Tableau 1 : Graph, Network, Flow dans JSTOR Data for Research
« Graph theory » | « Network Analysis » | « Network theory » | « Flow theory » | |
1929-1939 | 0 | 1 | 6 | 18 |
1940-1944 | 1 | 1 | 3 | 9 |
1945-1949 | 0 | 19 | 6 | 6 |
1950-1954 | 12 | 18 | 11 | 9 |
1955-1959 | 39 | 12 | 25 | 19 |
1960-1964 | 162 | 78 | 41 | 55 |
1965-1969 | 320 | 209 | 81 | 95 |
Données collectées en décembre 2020. Les effectifs indiqués doivent être considérés comme des ordres de grandeur : la même requête sur la même période avec les mêmes critères donne des résultats variables à quelques unités près selon les jours.
Le caractère tardif de la théorie des graphes est admis par Claude Berge lui-même qui indiquait en 1970 dans l’avant-propos de Graphes et hypergraphes : « La Théorie des graphes a eu un développement bien étrange ; d’abord apparue dans le magasin des curiosités mathématiques (« les ponts de Königsberg »), puis devenue un outil pour l’étude des circuits électroniques (Kirchhof), elle a été utilisée par la chimie, la psychosociologie et l’économie avant même d’être constituée » (c’est moi qui souligne). L’exemple le plus étudié et le plus connu est sans doute celui de la Social Network Analysis (SNA) ; l’une de ses sources d’inspiration principale est selon plusieurs auteurs la sociométrie de Jacob Moreno et d’Helen Hall Jennings développée dans les années 1930 et n’ayant aucun lien avec la théorie des graphes. Pourtant, comme l’indique le sociologue Linton Freeman, cette approche « was based on structural intuitions, it involved the collection of systematic empirical data, grahic imagery was an integral part of its tools and it embodied an explicit mathematical model15 » (Freeman, 2004, p. 39). On trouve d’ailleurs dans la revue fondée par Moreno en 1937, Sociometry, de nombreux articles proposant des mesures de centralité des acteurs, des méthodes de détection des cliques fondées sur du calcul matriciel, des mesures d’homophile, questions de recherche qui seront reprises par la SNA du physicien et sociologue Harrison White à Harvard dans les années 1960.
3. Analyse des réseaux d’infrastructures : la création d’un programme de recherche hybride
L’analyse de réseau dans une discipline donnée suppose au niveau théorique des objets qui seront définis comme des réseaux (réseaux sociaux en sociologie, réseaux trophiques en écologie, réseaux d’infrastructures ou de villes en géographie, etc.), des concepts et des méthodes permettant de répondre à des questions de recherche spécifiques (accessibilités des lieux, centralités des personnes, équilibre des écosystèmes) et, dans la mesure où du calcul matriciel est quasi indispensable, des outils logiciels permettant de mener à bien ces questions. Au niveau organisationnel, cela suppose également des personnes motrices et des débouchés académiques (postes, revues). L’histoire de la géographie quantitative est fort documentée et insiste à juste titre sur le rôle moteur de William Garrison à l’Université de Washinghton16 - Torsten Hagërstrand a certes joué un rôle pionnier en Suède mais ses travaux n’auront d’impact qu’après leur diffusion via les universitaires anglophones (Duncan, 1974). Cet universitaire a su s’entourer d’un ensemble d’étudiants (le masculin s’impose, aucune femme n’est présente dans les premiers temps de cette géographie quantitative) talentueux dont nombreux poseront les fondations de ce programme de recherche. Sans prétendre à l’exhaustivité, on peut notamment citer Brian Berry, William Bunge, Duane Marble, John Nystuen ou Waldo Tobler. William Garrison joue également un rôle essentiel dans la création de l’analyse de réseau via différents rapports de recherche financés par l’armée américaine - ce qui est très courant dans le contexte de la guerre froide17 -, des ouvrages collectifs et un article fondateur en 1960 (Garrison, 196018 ). L’année suivante, deux de ses élèves, Nystuen et Dacey, publient le premier article de géographie contenant l’expression « graph theory » dans le titre (Nystuen et Dacey, 1961). Ces deux articles auront une influence importante, notamment parce qu’ils seront repris dans l’un des textbooks majeurs de la géographie quantitative américaine (Berry et Marble, 1968). Un troisième moment clé pour la création de l’analyse de réseau en géographie est la parution en 1963 de la thèse de K. Kansky consacrée à l’analyse des réseaux d’infrastructures, thèse dirigée par William Garrison et issue d’un contrat avec l’armée de terre américaine.
L’article de Garrison, publié dans une toute nouvelle revue disposée à publier des travaux de géographie quantitative, affirme dès la première page que l’ « Interstate System is treated as a graph, and the usefulness of concepts in the theory of graphs is examined »19. Il précise dans la deuxième partie de l’article que le réseau autoroutier est considéré comme un graphe planaire et « ordinaire » (ordinary20), soit non orienté et sans lien multiple. L’auteur emprunte à la théorie des graphes le terme de chemin (path) caractérisé par sa longueur et sa distance. Les mesures proposées sont l’associated number(chemin maximal entre un sommet et tout autre sommet du graphe), la place centrale (central place, soit le sommet pour lequel l’associated number est minimal) et le diamètre. Différents mathématiciens (Berge, Cartwright, Harary, König) sont cités à l’appui de ce développement. Les mesures proposées ensuite sont issues de l’étude des réseaux de communication : mesures de connectivité du réseau (Prihar, 1956), mesures de dispersion et d’accessibilité (Shimbel, 195321 ; Katz, 195322). Si l’ingénieur des télécommunications Prihar s’inspire de la théorie des graphes, les mathématiciens Katz et Shimbel mobilisent le calcul matriciel mais ne font aucunement référence à cette dernière - le terme graph n’apparaît pas une seule fois dans les deux articles.
Nystuen et Dacey, un an plus tard et dans la même revue, publient leur article A graph theory interpretation of nodal regions. Leur objectif est le suivant : « pertinent geographic and graph theoretic concepts are discused and are then used as a basis for deriving the method of isolating nodal regions»23. Leurs données sont sensiblement différentes ; ils ne partent pas d’un réseau d’infrastructures mais d’une matrice de flux téléphoniques entre villes, ces dernières sont considérées comme des points et les flux comme des liens valués entre ces points. Différents termes sont empruntés à la théorie des graphes (adjacent point, directed graph, path, degree, component). Ils présentent ensuite la matrice d’adjacence correspondant au graphe avant de proposer une méthode originale : un lieu i est dominé par j s’il envoie son flux le plus important vers j et si j reçoit un volume supérieur à i. Ces deux conditions permettent une partition des sommets en dominant, intermédiaire, dominé et isolé ; cela permet de transformer le graphe quasi complet (et non planaire) de départ en un arbre ou une forêt. Si le vocabulaire est bien issu de la théorie des graphes (König, Berge, Harary sont cités), la méthode proposée est une création des auteurs. La manière dont ils créent des catégories de sommets est liée à une question classique de géographie régionale et urbaine - déterminer la hiérarchie et les zones d’influence d’un système urbain – et n’a pas de lien avec les méthodes et mesures issues de la théorie des graphes.
La thèse de Kansky propose davantage de mesures et de méthodes pour analyser des réseaux d’infrastructures pouvant être modélisés par des graphes planaires (Kansky, 1963). Les mesures qui ont eu semble-t-il la postérité la plus grande, notamment dans la géographie francophone24, sont une série d’indicateurs faciles à calculer car basés sur trois mesures simples : le nombre de sommets (ordre), le nombre de liens (taille) et le nombre de composantes connexes. Même en l’absence d’ordinateurs – vite indispensables pour du calcul matriciel – il était possible de calculer ces indicateurs nommés par des lettres grecques (Beauguitte, 2020). La majorité des indices proposés sont des créations de Kansky, on peut citer par exemple les indices beta et gamma qui se calculent de la façon suivante : soit un réseau avec v sommets et e liens
β = e/v et γ = e/3(v -2) pour un graphe planaire.
Ces indicateurs ne constituent qu’une petite partie de la thèse qui propose également de tester les relations entre développement économique et qualité des infrastructures (question de recherche souvent explorée à cette période) et des simulations de trafic sur les réseaux. Une fois encore, si la terminologie est bien issue de la théorie des graphes, et essentiellement de l’ouvrage de Claude Berge traduit un an auparavant, les mesures proposées, à l’exception du nombre cyclomatique rebaptisé indice mu25, sont des créations adaptées aux questions de recherche de l’auteur.
Si les travaux portant sur les réseaux de communication, et notamment ceux de Shimbel, sont mobilisés en géographie des transports, c’est qu’ils posent des questions thématiquement proches des préoccupations des géographes (efficacité des réseaux, accessibilité) et qu’ils concernent également des réseaux techniques (liaisons entre émetteurs). Inversement, ces géographes ne s’inspirent pas du tout des travaux d’optimisation linéaire et notamment des travaux d’ingénierie des flux (Ford et Fulkerson, 1962). Garrison les connaît et les cite au début de son article en louant leur intérêt théorique mais ne les mobilise pas. Le lien avec les modèles gravitaires de la Social Physics développé depuis les années 1940 n’est pas non plus fait alors que les données de Nystuen et Dacey s’y seraient volontiers prêtées. Il faudra attendre la mise en manuel26 de ce programme de recherche pour que ces différentes approches soient réunies en un ensemble cohérent sous le label de Geography of Transportation (Taaffe et Gauthier, 197327). La façon dont les travaux pionniers évoqués à l’instant ont été retravaillés pour faciliter cette mise en manuels nécessitera des investigations supplémentaires.
Si les méthodes ont évolué, notamment suite aux travaux des physiciens sur les réseaux depuis la fin des années 1990, un certain nombre de choix méthodologiques et conceptuels restent prégnants. Dès le départ, les réseaux considérés sont soit des infrastructures techniques (réseau routier ou ferroviaire) soit des unités territoriales agrégées (villes). Une récente méta-analyse portant sur plus de 300 articles de géographes mobilisant l’analyse de réseau et parus entre 1990 et 2018 montre que ce choix de travailler sur des unités agrégées reste dominant aujourd’hui encore (Glückler et Panitz, 2021). Les questions d’efficacité et de vulnérabilité des réseaux techniques restent aujourd’hui encore des problématiques majeures (Lhomme, 2012) et les régionalisations basées sur des flux entre lieux forment toujours un courant actif dans la géographie contemporaine (Ducruet et Notteboom, 2012 ; Maisonobe, 2015).
Conclusion
Cet article s’inscrit dans un travail au long court consacré à la création de l’analyse de réseau en géographie et un certain nombre de pistes n’ont pas encore été suffisamment explorées pour valider avec certitude les hypothèses présentées en introduction. Néanmoins, tant la chronologie des parutions que les témoignages des différents chercheurs indiquent que la théorie des graphes n’existe guère sous ce nom avant les années 1950 (réédition à New-York du manuel de König en allemand) voire le tournant des années 1960 (publication en France puis traduction en anglais du manuel de Claude Berge). Inversement, différents programmes de recherche (réseaux électriques, recherche opérationnelle et optimisation linéaire, sociométrie, réseaux de communication) préexistent, mobilisent algèbre linéaire et/ou calcul matriciel, s’intéressent aux centralités des acteurs, aux cliques, aux plus courts chemins, à l’efficacité des réseaux, etc. Tous ces programmes incorporeront a posteriori le vocabulaire basique de la théorie des graphes (nœud, lien, chemin, diamètre, soit une dizaine de termes tout au plus).
L’exemple des premiers travaux de géographes nord-américains mobilisant la théorie des graphes montre, comme il est attendu en histoire des sciences, que les outils franchissent les barrières disciplinaires en étant transformés et adaptés. Certains termes de vocabulaire sont repris, certaines mesures et définitions également, mais des emprunts sont faits à d’autres disciplines (étude des réseaux de communication dans ce cas) et surtout, une part importante de création permet d’ajuster l’outil importé aux questions de recherche disciplinaire et aux données étudiées. Si l’étude des réseaux de communications est largement reprise par les géographes, c’est en raison semble-t-il de la grande proximité tant des objets que des questions de recherche (efficacité et vulnérabilité d’un réseau d’infrastructures) ; inversement, les travaux sociométriques portant sur des relations inter-individuelles sont peu repris.
Le caractère hybride et en grande partie autonome de la création de l’analyse de réseau en géographie concerne sans doute toutes les traditions d’analyse de réseau, ce qui expliquerait qu’en quelques années, la distance conceptuelle, méthodologique et terminologique entre elles soit devenue trop grande pour permettre un dialogue fructueux. Un exemple caricatural est celui d’un indicateur simple à calculer : la proportion de liens présents par rapport au nombre de liens possibles. Cet indicateur est appelé density dans une poignée d’articles (notamment Jacobs, 1959 et Cartwright et Harary, 1961) mais il est absent des manuels de Berge (1958) et de Harary (196928 ). L’indicateur est parlant, simple à calculer (pour un graphe simple non orienté de v sommets et e liens, la formule est 2 e / v ( v -1)) et sera « inventé » en géographie sous le nom d’indice gamma (cf supra ), en sociologie sous le nom de densité29 et en écologie sous le nom de connectance (Gardner et Ashby, 1970). Mais les géographes travaillant sur les réseaux d’infrastructure appellent density le ratio entre la longueur des voies et le territoire étudié. Qu’un même indicateur porte trois noms différents dans trois disciplines ou qu’un même terme désigne deux indicateurs différents ne pouvaient guère faciliter les circulations interdisciplinaires. Il faudra attendre l’arrivée des physiciens à la fin des années 1990 pour bousculer ces différents programmes de recherche, relativement étanches les uns aux autres, pour voir émerger de nouveaux questionnements et de nouvelles méthodes que les différentes disciplines s’approprieront ensuite de manière variable et suivant des temporalités spécifiques.