L’Angoumois fut l’un des théâtres majeurs des guerres de Religion1. La réaction catholique qui succède aux « troubles » dans ce petit diocèse a été très largement oubliée par les historiens2. Les manifestations de la Réforme catholique en Angoumois ont été brièvement décrites par différents auteurs, notamment l’installation des congrégations. Au XIXe siècle, Auguste-François Lièvre3, Jean Nanglard4, François Vigier de La Pile5 ou, plus récemment, Jacques Baudet6 (président de la SAHC7), pour ne citer qu’eux8, ont relaté les faits marquants de la réaction catholique dans la ville d’Angoulême et précisé la chronologie. Il n’est donc pas question de revenir sur ces aspects dans la présente recherche : mon travail de thèse propose de porter un éclairage complémentaire sur cette riposte catholique angoumoisine, en examinant les actes relevant de la Contre-Réforme à l’encontre des protestants, comme ceux s’inscrivant plus largement dans la Réforme catholique à travers l’examen des acteurs qui s’y emploient. Le champ de l’étude débute avec la nomination du duc d’Épernon comme gouverneur de l’Angoumois en 1588 et se déroule jusqu’au synode rassemblant la plupart des prêtres diocésains et des délégations des maisons religieuses du diocèse en 1655. Cette recherche se place dans le cadre du renouvellement actuel des études sur la transition entre la guerre de la Ligue (1585-1598) et les prémices de la Réforme catholique9.
Encore faut-il faire parler les sources, et donc réfléchir aux différents prismes et outils qui vont permettre à la source de répondre à un questionnement pour lequel elle n’est pas produite au départ. Chaque historien, par la nature même de son travail d’enquête, est à la confluence des autres disciplines en sciences humaines et sociales. Il peut ainsi recourir aux sources littéraires intimes (correspondances, mémoires) comme à celles destinées à la publication (poèmes, essais). Il peut s’appuyer sur des sources judiciaires (procès) ou juridiques (contrats de mariage, legs, testaments). Il peut encore enquêter à partir de données statistiques brutes (livres de comptes) ou recueillies par lui à partir de sources qui n’avaient pas de visée comptable lorsqu’elles ont été produites. L’utilisation de ces différentes sources est toutefois corrélée à la problématique de recherche.
Il s’agit ici de saisir les particularismes locaux en matière d’organisation et de mise en œuvre de cette Réforme catholique. Il faut aussi identifier ses principaux acteurs ainsi que sa réception par les habitants, notamment les plus fervents, qu’ils soient catholiques ou protestants. Outre la description des formes générales et particulières de la Réforme catholique en Angoumois, il importe de comprendre comment des individus, agissant de manière isolée ou concertée, prennent part à ce mouvement. Il sera également nécessaire d’évaluer l’échelle de leur action : celle de leur paroisse, celle de la cité épiscopale ou bien celle d’un cadre géographique plus large. Cette échelle variera selon l’intensité et la multiplicité des liens qui les unissent à leur parentèle comme à leur clientèle, ou bien encore selon leur appartenance à une confrérie dévote. En somme, nous tenterons de comprendre comment les réseaux dévots contribuent à la Réforme catholique à Angoulême, tout en précisant quelles alliances ou quels antagonismes sont à l’œuvre.
Une des difficultés de ce travail de recherche est de parvenir à mettre en lumière le rôle des dévots dans la Réforme catholique angoumoisine et surtout de caractériser leurs réseaux ainsi que leur maillage territorial. Le succès de l’étude repose donc sur les possibilités d’identification de ces « pieuses âmes » qui relèvent les édifices du culte catholique, font œuvre de charité ou aident à l’installation de congrégations. La consultation des sources historiques permet de discerner rapidement quelques individus particulièrement actifs dans la Réforme catholique qui s’amorce dès la fin du xvie siècle. En revanche, le repérage des protagonistes plus discrets qui contribuent cependant de manière significative à la reconquête catholique dans cette cité épiscopale10 est plus délicat. Une autre difficulté réside dans l’appréhension des réseaux. En effet, des hommes ou des femmes peuvent contribuer à titre personnel à la Réforme catholique : comment alors déterminer s’il y a ou non interaction, voire connivence, avec d’autres angoumoisins ? Il convient enfin de dresser la temporalité de ces réseaux pour comprendre, notamment, les continuités et les ruptures entre les Ligueurs qui attaquent Épernon dès son arrivée à Angoulême et les dévots qui portent ensuite cette Réforme catholique.
Or la variété des acteurs comme celle des sources nécessite une approche méthodologique pluridisciplinaire : à travers les correspondances, les poèmes, les pamphlets, les registres paroissiaux, les statuts synodaux, les procès, les testaments, les fondations pieuses, etc., ce sont des liens de nature différente que nous cherchons à établir. Nous empruntons également à d’autres disciplines que l’histoire certaines méthodes spécifiques dont la complémentarité devrait affiner la compréhension de cette mouvance dévote. Ce sont sur ces enjeux et choix méthodologiques que repose le succès de l’étude des réseaux que cet article souhaite mettre en lumière. La présentation de la démarche qui a permis de repérer les individus autour desquels des réseaux peuvent graviter s’impose d’abord. Ensuite, les atouts des sciences humaines et sociales par rapport aux sources historiques consultées seront précisés, de même que les apports de l’interdisciplinarité pour valider certaines hypothèses de recherche. Enfin, l’enquête étant toujours en cours, ce sont l’originalité et l’intérêt des résultats escomptés qui seront développés.
I – Des individus aux réseaux
Afin de reconstituer les réseaux à analyser, il est nécessaire de repérer les individus impliqués par leur fonction, leur rang ou leurs agissements en faveur de la religion catholique ou à l’encontre des protestants. La première étape consiste donc à identifier les personnages de cette Réforme catholique angoumoisine.
Les acteurs de la Réforme catholique
Pour débuter cette enquête, il est préférable, dans un premier temps, de recenser la littérature scientifique et de dresser la liste des personnages liés à la période et au territoire étudiés. Ces premiers indices d’acteurs potentiels sont stockés à l’aide d’un logiciel de généalogie permettant également de dessiner les premiers liens d’un réseau éventuel : les relations familiales. Ce logiciel de généalogie11 est également utilisé pour conserver toutes sortes d’informations associées à une personne : signatures, surnoms, déplacements, contrats d’affaires ou procès, etc. Ainsi, au fur et à mesure du dépouillement des sources d’archives, il est possible de constituer des notices biographiques détaillées et d’établir les premiers recoupements. Ainsi, deux individus ne portant par le même patronyme peuvent se révéler très proches (c’est le cas des frères et sœurs mariées par exemple). Parmi les dévots, plusieurs membres de la famille Balzac émergent assez rapidement, sous différents noms de famille, du fait des mariages. On constate sur l’arbre généalogique ci-après, centré sur Marie de Compaignol (nièce de Jean-Louis Guez de Balzac) des liens étroits entre les familles Guez ou Balzac, Nesmond, Campaignol (ou Campagno), Forgues.
Cette généalogie reste à compléter et à préciser mais permet de rapprocher des individus appartenant à la même parentèle. Progressivement des embryons d’acteurs collectifs au service de la Réforme catholique se dessinent.
L’intérêt du logiciel de généalogie choisi réside également dans la possibilité de repérer les anomalies ou les doublons : cette option permet soit de corriger la base de données, soit d’exclure ensuite de l’analyse les informations moins fiables. Enfin, il faut préciser qu’au tout début de la recherche, c’est essentiellement une analyse qualitative des données qui était prévue, prosopographique notamment. C’est un peu plus tard que l’intérêt d’une étude davantage statistique s’est imposé. Les données qui constitueront la base soumise à l’analyse quantitative seront donc extraites des fiches individuelles12 du logiciel dans un second temps.
Sur ces fiches individuelles, tout renseignement disponible concernant un individu est saisi, avec la référence de sa source. À côté des lignages, d’autres types de liens sont donc enregistrés : les liens de clientèle sont indiqués13 , ainsi que l’appartenance à une ou plusieurs confréries dévotes. En l’associant à d’autres indicateurs, ce dernier critère permet de vérifier l’existence d’un seul réseau dévot protéiforme ou, au contraire, la coexistence de réseaux distincts.
L’étude en cours propose donc d’explorer selon trois axes les réseaux catholiques dont les actions typiques de la Réforme catholique laissent supposer l’existence. Il s’agira d’une part d’appréhender le réseau dévot au sens d’organisation reposant sur une certaine unité entre ses membres, pour en comprendre les fluctuations dans les relations interpersonnelles. D’autre part il conviendra de caractériser les instances, les confréries, les compagnies, etc. qui œuvrent d’abord à la Contre-réforme et ensuite à la reconquête catholique. Enfin l’examen de la dimension spirituelle de ce réseau dévot constituera le dernier axe de recherche.
À l’intérieur de ces réseaux, il sera intéressant de vérifier la place des parentèles : la mouvance dévote repose-t-elle essentiellement sur une filiation directe ou collatérale ? intègre-t-elle les parents par alliance ? au contraire repose-t-elle sur d’autres critères que le lignage ?
L’ancrage spatial de la Réforme catholique : témoignage de la présence d’un réseau dévot ?
Si l’on s’en tient aux actes de reconquête catholique, notamment les reconstructions des édifices religieux détruits lors des guerres de Religion ou l’installation des congrégations, un premier ancrage spatial de la Réforme catholique apparait : certaines paroisses sont, en effet, davantage concernées que d’autres. Pourtant, si l’on considère les premiers hommes ou femmes repérés comme des dévots au service de cette Réforme catholique, une autre cartographie semble se dessiner à l’examen des registres paroissiaux : nombre de ces acteurs sont domiciliés principalement dans trois paroisses de la cité (Saint-Martial, Saint-André et Saint-Paul). Outre les résidences des Balzac, de leurs voisins Ravaillac, des Nesmond ou des Guérin-Lériget, pour ne citer qu’eux, ces paroisses sont aussi celles où se situent la maison du corps de ville, les prisons, le châtelet du lieutenant général ou encore le château du gouverneur. S’il doit y avoir un ou plusieurs réseaux dévots actifs à Angoulême, il parait raisonnable d’en trouver trace dans ces trois paroisses. Le recensement de leurs registres paroissiaux permet d’ajouter des liens aux liens familiaux déjà établis : les liens de parenté spirituelle (parrain, marraine) viennent ainsi compléter les liens précédents. Le dépouillement des délibérations municipales permet d’ajouter des liens institutionnels (maire et échevin), et de préciser la nature de ces liens (adhésion, opposition, complémentarité), de même que leur chronologie (début du lien). Selon le thème abordé lors des délibérations municipales, la fin de la relation peut être estimée : terme du procès lorsqu’il est question d’une procédure de justice, achèvement du mandat (avec éventuellement un report du lien sur le successeur, souvent un fils). Dans la plupart des cas, il s’agit d’une supposition raisonnée quant à la durée effective de ce type de lien. La durée des liens familiaux ou de parenté spirituelle est plus simple à établir : on peut poser l’hypothèse que l’interaction cesse avec la disparition de l’un des deux individus.
Toutefois, l’établissement de ces liens et l’estimation de leurs durées sont très insuffisants pour prouver l’existence d’un réseau, qui plus est d’un réseau dévot. Cela ne permet pas non plus de discerner éventuellement plusieurs réseaux à l’œuvre au sein de ces liens multiples. L’emprunt de méthodes à d’autres disciplines des sciences humaines et sociales prouverait-il l’existence d’actions concertées de la part des individus repérés jusqu’alors ?
II – Des sources historiques aux méthodes des sciences humaines et sociales
Les apports de l’approche linguistique
À défaut de découvrir une preuve directe d’une action collective concertée, il faudra établir un faisceau de présomptions pour étayer les hypothèses de la recherche. Par exemple, à moins que l’on ne trouve une trace explicite des agissements de la Compagnie du Saint-Sacrement, il conviendra de vérifier si cette société est effectivement présente et agissante mais sous un nom d’emprunt14. De la sorte, en recensant ses membres et en comparant ses dispositions réglementaires15 avec celles de la compagnie « officielle », tout autant qu’en empruntant à la linguistique ses outils d’analyse syntaxique, il sera alors possible de mettre en exergue similitudes et différences. Une analyse combinée, en adaptant les méthodes développées par Bruno Maurer16 au contexte spécifique de notre terrain d’étude, devrait ainsi valider notre hypothèse.
Un autre intérêt de l’apport de la linguistique réside dans l’analyse des correspondances privées de Guez de Balzac : cet écrivain local entretient en effet une correspondance conséquente avec les grands de son époque, et c’est un dévot notoire. De nombreux documents épistolaires sont conservés dans les différents fonds d’archives de la ville. Là encore, une analyse linguistique des thèmes abordés comme des destinataires, des messagers ou des individus évoqués dans les lettres doit permettre d’établir une base de données exploitable sous forme de nuages de points. Cela devrait apporter un éclairage complémentaire sur les réseaux étudiés, soit en confirmant les résultats obtenus à partir d’autres types de sources et d’autres méthodes, soit en matérialisant des interactions nouvelles.
Enfin, l’analyse statistique et graphique des correspondances entre les membres supposés des réseaux dévots matérialisera les flux d’échanges directs et surtout leur densité, ce qui révèlera la hiérarchie des individus au sein du ou des réseaux considérés. L’objectif de cette démarche est de faire apparaitre des dévots discrets, mais qui pourraient jouer un rôle central. Pour ce faire, il faudra bien sûr achever le travail de dépouillement des correspondances, tâche qui a souffert ces derniers mois des difficultés d’accès aux bibliothèques et lieux d’archives.
Quantifier pour mieux qualifier
En dehors d’une utilisation linguistique des sources, une approche mathématique et statistique éclairera la vigueur de la Réforme catholique dans la cité berceau des Valois. Pour cela, il faudra achever le relevé du montant des legs, des dons et des fondations pieuses à partir des sources notariées ; nous devrons y ajouter la somme des réparations, des constructions, des actions charitables et des achats en lien avec les édifices du culte à partir des livres de comptabilité17 ou des contrats passés avec les artisans, voire des procès lorsqu’un différend entre les parties survient. Les sommes d’argent en jeu d’après l’ensemble de ces documents doivent permettre d’évaluer le budget des dévots et d’effectuer une distinction entre clercs et laïcs. Si les documents à l’étude tiennent leur promesse, une comparaison avec d’autres villes ou d’autres diocèses sera alors envisageable.
Selon le même objectif comparatif, la « religiosité catholique » d’Angoulême sera mesurable grâce au ratio des congrégations et du personnel religieux présent durant la période 1588-1655. L’âge et l’origine des novices, des oblats et des dignitaires dégageront aussi des éléments de comparaison avec d’autres territoires. Les sources locales sont ici disparates et souffrent de discontinuités ; elles ne portent pas trace des visites pastorales pourtant préconisées par le concile de Trente et effectives dans l’archevêché de Bordeaux dont Angoulême dépend. Il conviendra donc de rechercher ces informations ailleurs, dans les Archives nationales et celles du Vatican, ou des congrégations présentes dans la ville à cette époque : les capucins (installés depuis 1611), les minimes (depuis 1619), les jésuites (dès 1622), les ursulines (à partir de 1627), les tiercelettes (après 1640) ou encore les carmes puis les carmélites (1651 et 1653). Les abbayes dont l’ancrage est plus ancien connaissant également des bouleversements, notamment des conflits avec l’évêque (religieuses de Saint-Ausone notamment). La carte religieuse de la cité se recompose en ce début du XVIIe siècle : il faut en comprendre les tenants et les aboutissants.
Visualiser et mesurer la portée des réseaux
Pour compléter les approches précédentes, il est nécessaire de considérer le sujet d’étude sous l’angle de la géographie et de la cartographie. Hier comme aujourd’hui, les hommes sont mobiles : connaître au mieux puis cartographier leurs déplacements indiquera les liens avec d’autres territoires où les dévots sont actifs et contribuera donc à confirmer cette hypothèse de l’appartenance à un vaste réseau organisé dont les membres agissent de concert.
En parallèle, il faudra aussi établir la carte des bénéfices détenus par certains clercs du diocèse pour visualiser l’aire d’influence de certains clercs, à l’image de Charles de Montchal, archevêque de Toulouse et abbé de Saint-Amant-de-Boixe, commune située à mi-distance entre La Rochefoucauld et Balzac. La cartographie des données relationnelles appartenant aux réseaux égocentrés de Guez de Balzac, du doyen Mesneau ou encore de Gabriel Houlier pourrait également offrir de nouvelles perspectives d’interprétation.
III – L’interdisciplinarité méthodologique pour valider les hypothèses de recherche
Des hypothèses de recherche aux résultats
La recherche actuelle n’est pas encore assez aboutie pour présenter ici des résultats, sinon très partiels. En effet, les fils à dérouler d’un type de source à l’autre s’entremêlent parfois étroitement pour constituer les bases de données amenées chacune à subir un traitement relevant de l’analyse quantitative. En conséquence, la conception de ces bases de données est en cours. Il faut bien avouer aussi qu’un temps de formation reste nécessaire pour maîtriser les différents outils disponibles18 afin d’opérer les choix logiciels les plus adaptés aux besoins de la démonstration. Ce temps de formation est néanmoins indispensable pour éviter tout biais dans la constitution des bases de données. Les résultats attendus sont ceux montrant les nœuds relationnels entre les dévots de l’Angoumois autant que l’intensité de ces liens (selon leur nature), leur évolution chronologique et la direction des flux interpersonnels.
Les premières analyses confirment le bien-fondé des hypothèses initiales. Ainsi, d’après les registres d’ordinations19, sur les 545 clercs ordonnés entre 1588 et 1603 par l’évêque Charles de Bony, 508 sont originaires de ce diocèse20 et pour presque 40 % d’entre eux de la cité épiscopale. Le poids d’Angoulême dans la Réforme catholique du diocèse semble confirmé à l’aune des premiers résultats.
Tableau 1 : Paroisses d’origine des clercs ordonnés entre 1588 et 1603 dans le diocèse d’Angoulême).
Paroisses d'origine | effectifs | % |
Paroisses d’Angoulême (dans les murs et faubourgs) | 217 | 39,8 |
Paroisse inconnue mais située dans le diocèse d'Angoulême | 7 | 1,3 |
Paroisses predicatae * du diocèse d'Angoulême | 2 | 0,4 |
Paroisses des autres villes du diocèse d'Angoulême | 282 | 51,7 |
Total des clercs originaires des paroisses du diocèse | 508 | 93,2 |
Total des clercs originaires de paroisses extérieures au diocèse d'Angoulême ou inconnues ou litigieuses | 37 | 6,8 |
Si on procède à une analyse plus fine des données récoltées à partir des registres d’ordinations des clercs, on constate bien la prévalence de certaines paroisses : les statistiques valident bien la présence de dévots dans les trois paroisses où nous les supposions :
Figure 2 : Paroisses d'Angoulême (dans les murs ou faubourgs) dont sont originaires les clercs ordonnés dans le diocèse entre 1588 et 1603.
En revanche d’autres paroisses se distinguent d’après ces premières statistiques : les paroisses Notre-Dame de Beaulieu, de Saint-Cybard21, de Saint-Jean, de Saint-Vincent et de Saint-Jacques. Il faudra donc vérifier si des dévots plus discrets y sont présents ou si ces chiffres s’expliquent davantage par le voisinage des couvents et des congrégations.
Les caractéristiques des réseaux dévots
Plusieurs types d’analyses de réseaux doivent ainsi concourir à une vision globale des acteurs de la Réforme catholique à Angoulême. L’analyse combinée portant sur les correspondances privées contribuera normalement à souligner les centres d’intérêts des dévots, tandis que l’analyse de réseaux égocentrés devrait indiquer s’il existe un ou plusieurs réseaux dévots à l’œuvre dans la cité des Valois. La complémentarité de ces analyses vise à souligner les interactions sociales à l’échelle de la ville, mais aussi la représentation que cette mouvance a d’elle-même par l’approche lexicale : l’examen des réseaux linguistiques doit ainsi conduire au réseau dévot dans sa dimension spirituelle. Par ailleurs, en creux, une partie des sources (les procès notamment) formera une autre base de données pour renseigner sur la perception de ces dévots par les autres acteurs locaux, et le rapprochement des deux points de vue sera assurément riche d’enseignements. Somme toute, l’addition de ces différentes analyses des réseaux doit dresser un portrait assez complet de cette entité dévote, de l’échelle locale à une échelle plus globale. Ainsi, l’identification et la caractérisation des différentes catégories d’acteurs agissant localement améliorera la compréhension de la Réforme catholique et de ses enjeux. Il sera d’ailleurs intéressant, si les sources et le temps de la thèse le permettent, de répéter ces analyses pour les protestants du diocèse, afin de confronter les deux communautés.
Les échanges à l’intérieur d’un ou plusieurs réseaux
Les sources dépouillées jusqu’à présent indiquent des types d’échanges variés et multiples entre les acteurs participant à la Réforme catholique. Plusieurs réseaux semblent ainsi coexister. Les choix méthodologiques opérés ont logiquement été guidés par cet état de fait, afin de mettre en évidence à la fois la circulation des idées, des manuels ou des ouvrages religieux22 et celle des individus. L’examen de ces échanges doit ainsi établir l’emprise territoriale de ces réseaux et mesurer leur rayon d’action. La visualisation par graphe devrait aussi permettre de vérifier dans quelle mesure l’efficacité de ces réseaux dépend de la position de ses membres23 dans le tissu social de leur époque.
Il s’agit bien ici d’examiner des réseaux orientés, à l’aide de graphes signés24 ou valués25, pour procéder à l’analyse la plus fine et la plus objective possible de ces réseaux. La forme des graphes obtenus (en cercle, en étoile ou en ligne) donnera à voir les interactions au sein de chaque réseau autant qu’entre eux. L’étude des chaines ou des chemins renseignera, en particulier, sur la vitesse de circulation des données au sein d’un réseau, ainsi que sur la robustesse de celui-ci26. Toutefois, puisque la récolte des données n’est pas achevée et la base pas encore saisie, il est impossible à ce jour de présenter des résultats : les hypothèses demeurent donc en attente de réponses.
Continuités ou ruptures ?
Le cadre temporel de l’étude est relativement bref à l’échelle de l’histoire (environ soixante-dix ans) mais demeure suffisamment long pour distinguer quelques mutations27. Une nouvelle fois, plusieurs graphes devront être réalisés pour faire apparaitre les évolutions chronologiques : le réseau étudié s’amplifie-t-il ou meurt-il ? Se fracture-t-il ? Si l’hypothèse de l’existence de plusieurs réseaux dévots est attestée, les liens interpersonnels montreront si chaque réseau agit seul ou, au contraire, en association avec d’autres, de manière occasionnelle ou régulière. À l’issue du traitement des données concernant les réseaux présents à Angoulême, les résultats doivent ainsi faire apparaître des continuités et des ruptures.
L’hypothèse d’une filiation entre réseaux ligueurs puis réseaux dévots sera peut-être également validée par les outils de l’analyse quantitative, puisqu’elle est compliquée à établir par l’approche qualitative. En définitive, les emprunts méthodologiques aux disciplines sœurs de l’histoire viendront résoudre les difficultés liées à des sources hétérogènes et parcellaires.
Le traitement statistique des données doit aussi déterminer si chaque réseau dévot est spécialisé dans le soin aux malades, le secours charitable, l’éducation, l’équipement en mobilier des édifices religieux, la lutte contre les protestants locaux ou contre ceux de La Rochelle… À l’inverse, cette approche prouvera peut-être plutôt une action protéiforme que les circonstances et les opportunités contribuent à expliquer.
IV – L’analyse de réseaux pour mieux comprendre la Réforme catholique
Cette recherche aspire à compléter les études actuelles autour des prémices de la Réforme catholique, notamment de la guerre de la Ligue à l’essor véritable de cette Réforme catholique. Les sources utilisées pour mener à bien ce travail sont variées, car les objectifs sont pluriels et complémentaires. Pour tenter de dépeindre ces temps de réforme, les archives religieuses sont essentielles mais insuffisantes compte tenu à la fois de leurs manques et de leur grande hétérogénéité. Il faut également éviter tout parti pris : le recours à d’autres sources est dès lors indispensable. Les sources imprimées d’époque, les délibérations municipales, les fonds des administrations provinciales comme les actes du pouvoir souverain permettent d’esquisser un premier portrait de cette Réforme catholique angoumoisine. La consultation des procès, des correspondances privées, des legs, des dons, des fondations pieuses… permet, d’une part, d’en préciser certains aspects et, d’autre part, de distinguer certains de ses acteurs28.
Une approche autant sociologique qu’historique
Pour décrire les formes générales et particulières de la Réforme catholique en Angoumois et, surtout, mettre en lumière le rôle des dévots dans la Réforme catholique angoumoisine et caractériser leurs réseaux comme leur maillage territorial ou leur temporalité, le choix de méthodes pluridisciplinaires s’est imposé. On peut aussi s’appuyer sur les travaux récents des historiens qui ont examiné l’implication des hommes d’Église dans la Réforme catholique29 et sa mise en œuvre à l’échelle d’un territoire30 en analysant l’action des congrégations ou des confréries religieuses31, les pèlerinages32, le rôle des reliques et les processions33 ou encore la sainteté34 , par exemple. Plusieurs ont opté pour un questionnement plus sociologique 35 , ce qui, là encore, permet la comparaison avec Angoulême, notamment pour l’analyse des réseaux ligueurs puis dévots. C’est dans le prolongement de cette approche que la recherche dépeinte dans cet article s’inscrit : quelles formes la Réforme catholique prend-elle à Angoulême ? Quelle en est la chronologie ? Qui sont ses défenseurs ? ses opposants ? La Réforme catholique angoumoisine s’inscrit-elle dans un ou plusieurs réseaux plus vastes ? Les résistances à ce mouvement s’insèrent-elles, elles aussi, dans un ou plusieurs réseaux ?
En conséquence, les objectifs de l’étude sont multiples. L’examen en cours de quelques personnages ou familles locales influents conduit à l’identification progressive des différents réseaux agissant à Angoulême dans le sillage de ces notables. Il reste ensuite à mieux cerner et à comprendre les interactions entre ces différents groupes. Au terme de l’étude, un changement d’échelle doit mettre en perspective l’insertion des structures angoumoisines dans des réseaux plus larges. La place de certains personnages emblématiques ou charismatiques au sein de ces organisations36 mérite, en effet, d’être mise en relief : chaque réseau s’est-il construit autour d’une personnalité marquante ? ou bien certains réseaux existent-ils en-dehors d’une individualité forte ? L’examen particulier de quelques notables angoumoisins devrait également contribuer à préciser la nature des alliances de la Réforme catholique : familiale ? clientéliste ? institutionnelle ? La nature de ces factions évolue-t-elle durant la période considérée et, si oui, de quelle manière et selon quelles motivations ? Il sera certainement malaisé d’obtenir des réponses fiables pour chacun des exemples étudiés, mais l’ambition consiste ici à affiner la grille d’analyse des réseaux à l’œuvre dans cette Réforme catholique en Angoumois.
L’analyse de réseaux pour éclairer l’hétérogénéité derrière l’uniformité apparente
Le recours aux outils de l’analyse de réseaux sert à déterminer précisément de quelle manière ces groupes participent au mouvement de Réforme catholique à Angoulême et selon quelle chronologie ils y contribuent. Une comparaison avec d’autres villes, d’autres régions, est prévue37 pour mettre en relief les éventuels particularismes locaux en matière d’organisation et de mise en œuvre de cette Réforme catholique comme en matière d’acteurs ou de réception par les habitants de la cité. En outre, les sources signalent des confrontations parfois violentes entre l’évêque et le chapitre, l’évêque et certaines communautés religieuses, certaines communautés religieuses entre elles. À l’inverse, certains groupes collaborent pour faciliter l’installation de congrégations, pour concrétiser certaines œuvres de charité. Tenter d’expliquer ces logiques de coopérations ou d’affrontements constitue donc une autre étape majeure de cette étude. Il n’est pas exclu non plus de comparer les interactions entre acteurs catholiques de la Réforme et les protestants angoumoisins. Y a-t-il une position convergente de la part des réseaux catholiques à l’encontre des réformés ou au contraire des attitudes variées ? Enfin, un dernier objectif vise à confronter les organisations angoumoisines à des réseaux organisés à l’échelle du diocèse et, bien sûr, au-delà. Il s’agit ici de comprendre comment Angoulême s’insère dans la Compagnie du Saint-Sacrement, le courant janséniste ou gallican, les frondeurs, et de relever les continuités entre ligueurs et dévots.
Pour atteindre ces objectifs et soumettre les postulats qui les sous-tendent à l’épreuve des faits historiques, il a semblé très vite pertinent d’emprunter des méthodes plus spécifiques à d’autres disciplines afin d’obtenir des réponses aux hypothèses de recherche. Les instruments de l’analyse statistique appliqués à la linguistique sont ainsi utiles pour « matérialiser » les réseaux en présence à Angoulême. Cette démarche vise également à renseigner sur l’éventuelle appartenance de certains individus à plusieurs réseaux. Les graphes issus de cette analyse doivent montrer la densité de chaque réseau dévot et son évolution entre les bornes temporelles de l’étude. De plus, ils ont pour but de souligner la densité des liens entre certains acteurs majeurs et très probablement entre certains réseaux. L’utilisation de nuages de points pour disséquer les réseaux angoumoisins et leurs accointances, à l’échelle de la France, constituerait ainsi une caractéristique originale de cette étude. Cela permettrait, par ailleurs, de proposer une cartographie de ces réseaux, ce qui n’a pas encore été entrepris, me semble-t-il.
L’enjeu de la constitution des bases de données.
Toutefois, avant de parvenir à un tel résultat, il importe de constituer la base de données préalable à l’analyse statistique. Un minutieux travail de recensement des individus agissant dans la Réforme catholique angoumoisine s’imposait donc. C’est pour cela que le logiciel de généalogie Heredis parait adapté : il permet de créer une fiche par personne, d’y renseigner sa parentèle, sa clientèle, ses fonctions et ses responsabilités, ses déplacements, sans oublier ses actions dévotes et son appartenance à des confréries… Bref, de nombreuses composantes de la vie sociale d’une personne peuvent ainsi être recensées et sourcées sur chaque fiche individuelle.
La stratégie la plus efficace pour constituer cette première base de travail était donc de recenser d’abord les informations synthétisées dans des travaux de recherche autour d’une personnalité : la thèse de Renée Tebib autour de Guez de Balzac38 ou celle de Véronique Larcade sur Épernon39 ont ainsi été précieuses. Cette première série d’informations sur les liens familiaux, les mariages, les parrainages, les clientèles… ont fait apparaitre dans leur sillage d’autres acteurs majeurs de la Réforme catholique à Angoulême : un premier réseau dévot semble ainsi se dessiner, même s’il englobe peut-être en fait en son sein plusieurs mouvances. Constituer plusieurs bases de données, l’une par l’entrée linguistique (thèmes des correspondances), d’autres par une entrée davantage comptable et mathématique (locuteurs), parait ainsi utile pour trancher cette question.
Le choix de travailler sur quelques paroisses de la ville a été privilégié : celles où résidaient les acteurs majeurs de la Réforme catholique angoumoisine ont ainsi été retenues. Toutefois les premiers résultats statistiques semblent montrer une emprise territoriale plus large de ces réseaux. Au fil des sources, des liens de nature plus spirituelle, institutionnelle ou clientéliste continuent d’enrichir la base du logiciel généalogique. Quand le dépouillement des sources sera achevé, il faudra encore consulter les généalogies établies par la communauté Heredis comme par d’autres sociétés de généalogie. Cette étape sera impérative pour compléter l’inventaire des liens interpersonnels (liens familiaux, liens spirituels) des personnages rencontrés lors du dépouillement des sources. En effet, plus la nature des liens est connue avec précision, plus cela minimise le risque d’erreur d’interprétation. Il conviendra aussi de vérifier les doublons, les éléments douteux, pour les retirer de l’analyse. Quant aux informations contradictoires (cas des homonymes par exemple), il faudra décider de les délaisser ou de les intégrer à la base de données finale en les distinguant à l’aide d’un critère supplémentaire (C pour catholique, P pour protestant, par exemple). Ces précautions prises, la saisie des données retenues pour l’analyse quantitative principale pourra commencer pour éclairer l’organisation, l’action et la spiritualité des réseaux dévots d’Angoulême.
Graphes exploratoires et cartographie des réseaux
La qualité visuelle des graphes et des cartes des réseaux dévots aidera à l’élaboration des conclusions finales. Une réflexion s’impose donc autour de la sémiologie graphique de ces documents. Les recommandations de Jacques Bertin40 en ce domaine, comme les conseils des spécialistes de l’analyse de réseaux41 sont cruciaux pour éviter les biais. L’analyse et l’interprétation se jouera à plusieurs niveaux. Les graphes de réseaux complets offrent une vision d’ensemble, en indiquant les grandes tendances de la mouvance dévote. A contrario, la micro-analyse de certaines composantes procure une compréhension plus fine de l’élément considéré. C’est là que les spécificités locales seront sans doute les mieux perceptibles. L’emprise spatiale des réseaux angoumoisins est envisagée également à différentes échelles, pour les mêmes raisons : identifier les singularités locales comme l’appartenance à des réseaux plus englobants. En somme, le traitement statistique de certaines des données de l’étude doit venir compléter les résultats obtenus par l’analyse qualitative42. Ces deux approches menées conjointement permettront de répondre à la problématique initiale, tout en résolvant tour à tour les différentes hypothèses de recherche, en dépassant les silences apparents de certaines sources.
En conclusion, une grande partie du travail entrepris consiste à dérouler le fil conducteur des individus impliqués par leur fonction, leur rang ou leurs agissements en faveur de la Réforme catholique angoumoisine. Cette analyse, au départ centrée sur les évêques qui se succèdent à la tête du diocèse, les membres du chapitre cathédral, les gouverneurs de l’Angoumois, les maires et échevins, les seigneurs locaux comme les gens de savoir du cru, permet progressivement d’établir l’entourage de ces acteurs. Au final, parmi tous ces personnages, seuls les dévots avérés feront l’objet d’un traitement statistique en vue d’une analyse égocentrée. Même si la généalogie est utilisée comme un outil pour reconnaitre certains acteurs, il ne s’agit pourtant pas ici d’opérer une analyse prosopographique stricte. La méthodologie est davantage celle de l’analyse sérielle et quantitative, en complément d’une recherche historique plus classique43. Les graphes de visualisation de ces réseaux égocentrés doivent fournir des clés pour comprendre ces réseaux : leur taille, leur fonctionnement interne, leur évolution, leurs interactions avec d’autres acteurs. Au-delà des manifestations de la Réforme catholique à Angoulême, la problématique qui est posée est bien celle de ses enjeux pour les acteurs de l’époque.
Ce questionnement est donc autant sociologique qu’historique, et les difficultés posées par des sources de nature et de qualité variables sont contournées par l’utilisation d’outils issus d’autres sciences humaines et sociales ou partagés avec elles. Cette pluridisciplinarité par l’intermédiaire des emprunts méthodologiques rend possible la mise en évidence des interactions, des continuités et des ruptures. Ce faisant, l’analyse des réseaux dévots à l’œuvre dans la Contre-Réforme comme dans la Réforme catholique à Angoulême apporte une compréhension plus fine des interactions familiales, sociales et religieuses à l’époque moderne. Au-delà du portrait des différents acteurs, c’est bien le tableau d’une communauté qui transparait. Cette étude pourrait d’ailleurs être complétée par l’examen du rôle des corporations de métier (imprimeurs ou papetiers) pour accompagner ces réseaux ou les contrer.
Au terme de l’étude, tous les protagonistes de la Réforme catholique qui s’amorce dans la cité des Valois devraient être identifiés, qu’il s’agisse d’individus agissant seuls ou en réseaux, de dévots notoires ou de croyants plus discrets. La filiation entre ligueurs, dévots et frondeurs devraient également être mieux comprise, ouvrant à son tour de nouvelles perspectives de recherche.
La mouvance dévote pourra ainsi être catégorisée et caractérisée d’après l’inventaire de ses protagonistes, mais aussi d’après les interactions et les confrontations entre les hommes ou entre les réseaux. L’examen des parentèles, des clientèles, comme des liens de sociabilité entre membres de confréries renseignera aussi sur les hiérarchies au sein des réseaux. L’intensité des liens et leur fréquence, les nœuds relationnels, le changement d’échelle et la mise en perspective des résultats dans des réseaux plus larges, le discernement des dynamiques, des continuités et des ruptures ne seront pleinement compréhensibles que par cette double approche, quantitative et qualitative. Seul le recours à l’ensemble des outils disponibles, qu’ils soient historiques, statistiques, cartographiques ou linguistiques, permettra d’élaborer de nouvelles connaissances autour de la nébuleuse dévote.