Introduction
La notion d’usage a de tout temps accompagné la pensée architecturale, dans une dynamique à la fois réflexive et prospective, transformée dans son vocabulaire selon des courants techniques, artistiques et désormais sociaux (Pinson, 1993). La fin des années 1960 voit naître en France un intérêt croissant quant à la fonction sociale de l’architecture, allant de ses processus de conception, à l’appropriation quotidienne de ses productions. La discipline s’alimente de nouvelles préoccupations mobilisant les usages comme pilier de renouvellement des idées et des pratiques, son enseignement se transforme également, par l’intégration des sciences humaines et sociales qui y véhiculent leurs travaux et leurs méthodes (Chadoin, 2021). Ainsi, par la diversité des enjeux qu’ils proposent, l’étude des usages en architecture s’installe progressivement à la croisée de plusieurs champs relatifs aux sciences humaines, sociales et spatiales.
Ce croisement des approches fournit aujourd’hui un héritage largement mobilisé et sans cesse incrémenté tant le rôle social de l’architecte continue de susciter un intérêt constant. Ces sensibilités ont par ailleurs contribué, dès les années 1990, à l’émergence de nouvelles pratiques de la part d’étudiants et de praticiens revendiquant un engagement professionnel social et culturel important (Macaire, 2012). Jusque-là peu observées au sein de la profession, ces pratiques accompagnent la diversification du métier en cours depuis les années 1970, s’inscrivant aussi dans une mouvance de néo-libéralisation de la ville et de ses cadres sociétaux (Tapie, 2000 ; Biau, 2020). L’architecte, longtemps rattaché à la maîtrise d’œuvre en exercice libéral, se tourne vers des activités plurielles : conseil, médiation, recherche, administration, etc.
En 2005, la recomposition de la formation officialise la thèse de doctorat en architecture et ouvre de nouvelles perspectives quant à la mise au point de connaissances via la discipline. De ces perspectives, ont pu résulter de nouvelles trajectoires de diplômés poursuivant leurs affinités sur le rôle social et culturel de l’architecte, notamment par la voie de la recherche. De par les spécificités de leur parcours, ces derniers attestent également d’une diversité de statuts, plus ou moins éloignés de l’activité de conception. En parallèle, la discipline continue de définir ses positionnements scientifiques et tend à placer la poursuite du projet architectural au rang de spécificité (Ministère de la Culture et de la Communication, 2005 ; Findeli et Coste, 2007 ; Mazel et Tomasi, 2017).
Ces dernières décennies ont ainsi amené les architectes à se « socialiser » et fouler de nouveaux terrains. Dans ces nouveaux cadres d’interactions, certains architectes se confrontent parfois à la précarité. Or, celle-ci n’assure ni la projétation, ni l’éventualité d’une production architecturale. Dans le cadre d’une recherche académique, ces configurations entraînent un certain nombre de questionnements : face à des parcours de vie où la précarité empêche parfois toute possibilité de se projeter à court comme à long terme, comment ne pas écarter certains sujets et publics pourtant à même de concerner le domaine architectural à travers les problématiques spatiales qu’ils proposent ? Comment assurer une recherche en architecture lorsque se présentent de tels obstacles ? Quelles démarches scientifiques adopter en conséquence ?
Si la notion d’usage transcende l’architecture dans ce qu’elle projette et produit, analyser les usages sociaux des recherches en architecture reste une voie réflexive encore récente. Dans un contexte de précarité, cette voie pourrait être à même d’éclairer diverses postures possiblement adoptées par l’architecte investi sur ces problématiques. Pour étayer notre propos, nous pourrons nous appuyer sur un doctorat en cours, étudiant le rôle de cet acteur auprès d’individus dont l’habitat contribue à une situation de précarité en milieu rural1. Dans un premier temps, il s’agira de présenter le contexte de cette recherche, ses enjeux, ses acteurs, ses défis. Nous reviendrons ensuite sur une des enquêtes menées au cours de la thèse, celui d’un bénévolat au sein d’une association dédiée à l’amélioration de l’habitat rural. Partant d’un décalage observé entre la représentation de la profession et ses réalités, plusieurs réponses vont être apportées aux enquêtés sollicitant des solutions face à des configurations d’habitat problématiques. Les conditions de l’enquête vont nous amener à les formuler selon différents degrés d’engagement, générant des matériaux possiblement porteurs d’usages auprès des enquêtés. L’étude des interactions occasionnées par notre recherche met finalement à jour diverses considérations concernant la pratique de l’architecture sur ces terrains sensibles, mais aussi celle des chercheurs et chercheuses architectes à même de les parcourir.
Approcher l’habitat rural précaire par l’architecture, enjeux, défis, méthodes
Il convient tout d’abord d’apporter quelques clarifications sur le contexte de cette recherche. Cette première partie revient sur sa problématique, ses enjeux, son environnement académique et institutionnel, ainsi que les divers défis l’ayant amenée à s’ouvrir pleinement au monde des SHS.
Présentation de la problématique, des enjeux et de l’environnement de recherche
Résumé de la problématique et enjeux de la recherche
La recherche présentée dans ce cadre interroge le rôle des architectes confrontés à l’habitat précaire en milieu rural français métropolitain. La précarité rurale constitue un sujet spécifique, principalement abordé à travers des entrées sociologiques et géographiques multiples (Pagès et Muramatsu, 2016). Les travaux qui s’y consacrent montrent tous le caractère à la fois complexe et difficilement saisissable de cette réalité aux contours géographiques flous et aux publics « mal appréhendés » des institutions (Baronnet, Kertudo, Faucheux-Leroy, 2015). Au croisement de ces études, de nombreuses problématiques soulevées se relient à l’habitat. Ce dernier apparait comme un vecteur et un témoin de difficultés autant sociales qu’issues du cadre bâti, se déclinant depuis l’échelle de l’individu à celle du territoire.
Pour tenter de pallier une partie de ces difficultés, une série de dispositifs est aujourd’hui mise en place dans les territoires ruraux. Malgré une importante mobilisation, ces actions se révèlent souvent complexes et peinent parfois à toucher certains publics concernés par des problématiques d’habitat spécifiques. En parallèle, les premières explorations du sujet nous montrent que l’architecte est un acteur présent parmi ceux œuvrant à l’amélioration du cadre bâti en milieu rural. Sa présence se fait cependant plus discrète quand il s’agit d’aller à la rencontre des ménages, où il tend à s’éclipser derrière d’autres acteurs « historiques » de ce champ d’intervention, qu’ils soient institutionnels ou associatifs. Quel rôle l’architecte peut-il avoir auprès de ces ruraux précarisés par leur habitat ? Quelle est sa place dans le jeu des acteurs, qu’ils soient professionnels, élus ou habitants ? Quelle pratique de projet adopter auprès de ces publics ? Quel est le « fruit » architectural de ces coopérations ? Telles sont quelques-unes des questions qui traversent cette recherche.
Dans ce cadre de questionnement, une première hypothèse émise conçoit l’architecte comme un acteur privilégié afin de répondre aux problématiques liées à un habitat précaire en milieu rural. Une seconde concerne sa pratique et envisage la co-conception avec les individus comme une approche possiblement adaptée aux situations rencontrées. Plusieurs enjeux sont évoqués : il s’agit d’une part de renforcer la compréhension, d’un point de vue architectural, des spécificités d’un habitat rural précaire, puis d'étudier les effets d’une présence de l’architecte dans une dimension relationnelle aux acteurs ainsi que dans les réponses apportées.
Contexte de la recherche
Afin de mieux cerner le déroulé de nos investigations, il convient également de s’attarder sur quelques éléments d’un « récit de soi » (Thizy, Gauglin, Vincent, 2021). Ce récit, parfois livré aux enquêtés, est loin d’être neutre vis-à-vis des tournures qu’aura pu prendre cette recherche.
Notre expérience, en tant que diplômée d’un Master en architecture, reflète les évolutions qui ont marqué la profession au cours de ces dernières décennies. Aussi, plusieurs aléas liés au contexte d’emploi dans le secteur du bâtiment nous ont détournée d’une activité en agence, puis en bureau d’étude, après cinq années d’exercice salarial. Par ailleurs, d’autres aspirations personnelles depuis longtemps exprimées en faveur de la recherche et d’un intérêt pour le rôle social de l’architecte, nous ont fait envisager le doctorat. Notre trajectoire s’est ainsi réorientée vers le monde académique, à travers un projet de thèse proposé à notre initiative. Par les problématiques qu’il aborde, ce projet a suscité l’intérêt de nombreux acteurs issus du domaine public et privé. Il réunit en 2020, pas moins de huit partenaires institutionnels, chacun octroyant divers degrés de financement aboutissant à la création d’un contrat doctoral sur 3 ans, entièrement réalisé au sein du laboratoire d’accueil2.
La difficile quête du projet d’architecture
Forte de ces soutiens financiers, la recherche commence en janvier 2020, à l’aube de la crise sanitaire de la Covid-19. Une phase exploratoire est alors lancée, cadrant la méthodologie avec le repérage des terrains d’étude.
Premiers cadrages méthodologiques
Afin de répondre aux enjeux formulés, c’est d’abord une recherche-action qui est envisagée. Cette démarche continue de prendre de l’importance au sein de la recherche architecturale, particulièrement lorsque celle-ci se positionne aux côtés des territoires. Elle s’y diffuse notamment par le biais des contrats doctoraux en conventions industrielles de formation par la recherche (CIFRE), qui connaissent une montée en puissance depuis ces dernières années et qui sont aussi soutenues par l’existence de programmes nationaux d’ampleur s’adressant aux mondes ruraux3 (Biau, Fenker, Zetlaoui-Leger, 2021).
Un premier cadre méthodologique a donc été étayé, s’appuyant sur des travaux saisissant l’intérêt heuristique du « faire », tel que portés par la recherche-projet en design et la recherche-création, deux approches par ailleurs régulièrement investies en architecture (Findeli, 2003 ; Nova, 2021). De là, le choix du terrain d’étude est apparu rapidement corrélé aux possibilités d’accompagner un projet architectural, qui soit lié à une situation de précarité rurale, puis de mettre en œuvre les outils d’une production spatiale : dessins, réalisation de plans, démarche de co-conception, etc.
Repérages du terrain
Comme notre sujet le laissait présager, la phase exploratoire nous a rapidement installée dans une recherche aux contours pluridisciplinaires. Au croisement de diverses lectures, à la fois géographiques, sociologiques, politiques et architecturales, quatre critères ont cadré le repérage de possibles terrains, nous amenant à définir leur emprise géographique, l’existence, sur ceux-ci, de projets d’amélioration d’habitat, ainsi que la présence de l’architecte à un moment donné du processus. L’application de ces critères a soulevé des investigations épineuses, s’enfonçant pleinement dans certaines problématiques de la précarité rurale déjà perçues par les SHS. Parmi celles-ci, l’invisibilisation des situations, que ce soit par leur dissémination ou le manque de données institutionnelles, a été un défi de taille. Amplifiées par la crise sanitaire, ces difficultés de recherche et d’action ont été pleinement perçues lors du recours aux partenaires de la thèse. Peu de pistes ont été fournies par ces derniers, eux-mêmes confrontés à ce type d’obstacle et par ailleurs invités, au vu de leur nombre, à honorer notre liberté d’enquête. Quelques mois d’exploration ont finalement abouti à l’obtention d’un terrain de recherche-action réunissant l’ensemble de nos critères. Celui-ci s’est déroulé au sein d’une commune rurale située sur un territoire en déprise, ayant commandé une étude portée sur son habitat et comprenant, parmi les missions envisagées, celle possible du conseil aux particuliers. Via une mission d’expertise, nous avons été intégrée à l’équipe sélectionnée (incluant par ailleurs, un architecte maître d’œuvre) puis chargée de l’animation de l’étude auprès des habitants. Alors que les enjeux de notre recherche avaient été partagés à l’ensemble des acteurs en présence, là encore, divers aléas ont conduit à l’impossibilité de réaliser ou d’observer des projets architecturaux auprès de particuliers : publics invisibles, postures politiques divergentes, manque de moyens financiers, matériels, humains, contraintes temporelles de la mission, etc.
Au vu des délais impartis, nous allons opérer un changement de posture dans notre approche.
Entre engagement et distanciation, l’apport des SHS
Ces premières difficultés rencontrées vont nous pousser à revoir le degré de notre engagement dans une optique de distanciation. Largement abordé au sein des SHS, ce décalage suscite aussi l’intérêt des chercheurs en architecture en prise avec diverses implications à la faveur du « faire » (Devisme, 2007). Nous concernant, cette prise de distance va entraîner la reconfiguration d’une approche empirique hybride, s’ajustant à la diversité des situations de précarité à même d’être observées en milieu rural, ainsi qu’à la variété des dispositifs d’amélioration.
Variété des configurations d’enquête
En parallèle de notre première démarche de recherche-action, poursuivie malgré le contexte sanitaire afin d’étudier plus précisément les facteurs de difficulté de rencontres entre l’architecte et les ruraux en situation d’habitat précaire, trois cas d’étude ont été repérés et investigués, chacun présentant une opération achevée d’amélioration d’habitat ayant fait intervenir l’architecte. Cette mise à distance s’est avérée fructueuse dans le recueil de vécus des projets et l’identification de pistes d’amélioration, mais moins dans celle de problématiques en lien avec un cadre bâti précaire, que nous n’avions toujours pas eu l’occasion de visiter. Aussi, mettant de côté le critère de présence de l’architecte maître d’œuvre, une troisième approche a été réalisée envers les principaux acteurs de l’amélioration de l’habitat, qu’ils soient institutionnels ou associatifs.
L’apport des SHS : reconfiguration des outils d’approche
Afin de conduire de façon scientifique ces démarches à la fois tâtonnantes et dispersées, l’apport des SHS à nos propres outils d’architecte s’est révélé un soutien indéniable. Plusieurs corpus de données ont été envisagés, d’ordre à la fois social et spatial (figure 1). L’entretien semi-directif et l’observation ont été les principaux supports d’une récolte de données humaines et sociales. Le relevé habité a été, quant à lui, largement mobilisé dans la production de données spatiales. Cette technique de documentation, apparue dans la lignée des grandes enquêtes démographiques du xix e siècle, croise la discipline architecturale dans les années 1960, à la faveur des études sur l’appropriation des cadres bâtis (Fijalkow, Jourdheuil, Neagu, 2021). On observe, depuis les années 1990, un regain d’intérêt pour ce procédé qui se définit sous le terme de relevé « ethno-architectural » ou encore de « relevé d’espace habité » (Pinson, 2016). Au croisement de l’ethnologie, de l’anthropologie et de l’architecture, leur réalisation combine dessins – de plans du logement sur lesquels sont notamment annotés l’emplacement du mobilier – et récits de vie à l’aide d’entretiens et de visites commentées des domiciles. Plus que par sa restitution finale, c’est par son processus de réalisation que cette technique s’est avérée efficace dans l’approche des ménages et la documentation de leur situation d’habitat. Enfin, la récolte d’archives auprès des acteurs de notre recherche et de diverses données en accès libre, a fini de compléter nos démarches.
C’est donc dans l’hybridation des méthodologies d’enquête que nous avons tenté de surmonter le manque de données souvent rencontrées à ces échelles d’analyse (Mendras et Oberti, 2000). Notre recherche s’est ainsi orientée vers une démarche qualitative, combinant les outils issus des sciences sociales et spatiales, afin d’anticiper des conditions d’enquêtes diversifiées et parfois « sensibles » (Hennequin, 2012) : difficulté d’accès aux enquêtés, difficulté de parole, pathologies, etc. Usant d’outils sociaux pour exprimer les réalités vécues et d’outils spatiaux pour traduire l’indicible, la méthodologie se veut rigoureusement flexible, ouverte aux diverses opportunités empiriques à même de se présenter.
Si cette démarche a pu s’avérer fructueuse, l’approche de terrains aux situations d’habitat de plus en plus précaires va cependant nous confronter à des ajustements imprévus. En effet, face à des problématiques spatiales atypiques, notre statut de diplômée en architecture va réactiver certaines représentations du métier et occasionner diverses requêtes conditionnant l’accès au terrain. Faisant appel à notre engagement à la fois personnel, professionnel et académique, plusieurs questionnements vont émerger, conditionnant pleinement la poursuite de notre travail.
Le retour à l’action, entre représentations et réalités du métier d’architecte
Ayant clarifié à cette étape la solidification progressive de notre recherche, la deuxième partie de cet article s’attachera à la présentation d’une enquête menée dans le cadre de notre thèse, nous ayant conduit à réaliser un bénévolat au sein d’une association portant l’amélioration de l’habitat rural. Plusieurs « dilemmes » vont se présenter dans la demande d’un retour à l’action, en échange d’un accès au terrain. Ces questionnements vont éclairer un décalage entre une représentation persistante du métier d’architecte, largement associée aux activités de maîtrise d’œuvre et ses diverses réalités. Dans le contournement de ces représentations, plusieurs réponses vont être formulées, possiblement vecteurs d’usages variés auprès des acteurs impliqués.
Négociation du terrain et demande d’engagement
Un an d’exploration mêlé à la crise sanitaire nous a fait éprouver de nombreux obstacles dans l’observation de situations d’habitat rural précaire. Le renouvellement des équipes municipales en juin 2020 et le changement de volonté politique sur certains projets investigués a également occasionné des tournants d’enquête non négligeables. Malgré l’étude de projets semblant, depuis les discours, réunir tous les critères d’une rencontre entre architectes et individus précarisés, de nombreux « désistements » ont été observés : annulation des ateliers participatifs, délaissement des problématiques de précarité, réaffectation de l’architecte sur des projets plus globaux. Évoquer la présence de cet acteur auprès des ruraux précarisés ne semble pas non plus aller de soi pour une grande partie des personnes questionnées4. Les a priori que suscite la profession, et en premier lieu le facteur économique, apparaissent comme les principales raisons du non-recours à ce professionnel. Aussi, suite à la rencontre, sur un de nos cas d’étude, d’une structure accompagnant les ménages aux revenus modestes dans l’amélioration de leur habitat, nous avons choisi de développer une partie de notre recherche vers la voie associative et d’y étudier les réponses apportées en l’absence de l’architecte.
Étudier la précarité, « dealer » son approche
L’association est largement présente sur notre territoire départemental. D’envergure nationale, sa mission principale consiste à accompagner les individus à faibles revenus dans l’amélioration de leur habitat à travers le levier de l’auto-réhabilitation accompagnée. Sauf exception liée à quelques situations expérimentales, elle intervient spécifiquement dans le cadre de travaux de rénovation intérieure et mène la plupart des phases d’accompagnement en interne : visites à domiciles, diagnostic technique de l’existant, conception des solutions, construction et aide à l’aménagement. Elle se compose de salariés, assistants administratifs et techniques issus de diverses formations (monde du bâtiment, éducation populaire, urbanisme, etc.), ainsi que de bénévoles et volontaires en apprentissage sur les métiers de la construction. Interrogée à ce sujet, l’association étudiée n’a pas coutume de collaborer avec des architectes maîtres d’œuvre. Souvent appelée en dernier recours par les habitants eux-mêmes ou par diverses institutions en cas de précarité avancée, elle tend particulièrement, depuis ses dernières années, à venir en aide aux individus qui ne sont pas éligibles aux aides de l’État en matière d’habitat. Parmi ces individus qui constituent aujourd’hui une grande partie de son public, la plupart concerne des propriétaires occupants vivant en milieu rural, que ce soit dans les centres-bourgs, les lotissements ou dans le rural diffus. Ce public occupe, par ailleurs, des propriétés aux surfaces et aux problématiques de plus en plus importantes, principalement représentées par des anciens corps de ferme délabrés.
En recherche d’observation sur de telles problématiques, un premier entretien a été effectué auprès d’un responsable afin de solliciter un accompagnement lors des visites à domicile. La rencontre s’est inopinément révélée déstabilisante, tant les intérêts de l’enquêté ont fini par rattraper les nôtres. Les deux heures d’échanges, à la fois intenses et favorables, ont abouti à la formulation d’un « deal », nous autorisant à suivre les salariés sous condition d’engagement et de travail pour l’association de notre part. Voici un extrait de la toute fin de l’entretien :
« — D’ailleurs, je voulais savoir s’il était possible d'aller sur le terrain avec vous ?
— C'est possible d'aller sur le terrain avec nous, si tu agis sur le terrain. Je vais être direct. Si effectivement, à partir d'une situation dont tu te saisis à partir de tes compétences, pour aider une famille en lien avec nous, je dis pas forcément sur deux mois de bénévolat hein, soit pendant le chantier mais plus sur tes compétences d'architecte, dans la conception, aider les collègues à concevoir des solutions, alors là, moi, je veux bien. Sur le principe, faudra que je discute avec les collègues. Il y a des projets qui pourraient nous permettre d'une part nous, d'avancer parce qu’on n’a pas le temps, on peut pas tout faire, on peut pas mobiliser tant de temps là-dessus. Parce que c'est du temps et puis toi ça te permet d'expérimenter et puis il y a un sens clair. Je pense à une famille là, mais là, on a pas d'autre moyens spécifiques là-dessus.
— C’est vrai que je suis déjà beaucoup mobilisée pour la thèse, mon temps est pas mal pris…
— Ben tu peux accompagner, j'ai l'air de dealer là (rires). Tu peux accompagner mais si tu nous aides sur une famille, ce sera plus facile, nous, qu'on t'accepte. C'est vrai, vraiment on a besoin et puis ça peut te permettre vraiment de rentrer dans le sujet…
— C’est sûr que c’est intéressant, il faudrait voir combien de temps ça prendrait …
— Je sais pas, est-ce que c'est deux jours ? C'est pas forcément un truc important ou une fois de temps en temps... Je te parle pas d'intervention, plutôt un suivi, aider à faire des plans, aller à une visite, faire des préconisations, revenir, rediscuter avec la famille et avec nous, refaire une autre préconisation... C'est ça. Mais c'est aussi un vrai boulot quoi. Donc si ça t'intéresse… réfléchis. »
Faire « don » d’architecture, faire « don » de soi
Cet extrait d’entretien illustre l’apparition d’un tournant d’enquête particulier, à la fois fondé sur des représentations persistantes du métier d’architecte mais également sur des logiques de « don » et de « contre don » déjà observées au sein des sciences humaines et sociales. Cette dynamique n’est pas surprenante, alors que les chercheurs en architecture, comme nous l’avons vu, sont de plus en plus amenés à interagir au sein de divers cadres d’action sociale et d’y proposer leurs services5. Ce « don » de nous-même, sollicité par l’enquêté, transparait ici sous plusieurs aspects : tout d’abord l’appel à un engagement actif de notre part, comme généralement indiqué en contexte associatif, le recours ensuite à nos diverses compétences d’ordre technique et spatial, présumées acquises à l’issue d’une formation en école d’architecture, l’appel, enfin, à notre disponibilité, en tant que chercheuse, pour faire face au manque de temps et de moyens internes mentionnés à plusieurs reprises.
Ayant envisagé, dans ce cadre, une observation distanciée, ce retournement inattendu de l’entretien marque pour nous le début d’un processus de réflexion à part entière, dépassant le contexte académique de la recherche conduite. En effet, cette demande d’engagement nous a amenée à reconsidérer notre positionnement quant à l’exercice de la conception et de la préconisation technique tel que souhaité par l’enquêté. Comme nous l’avons vu, notre trajectoire s’est détournée de cette voie de la profession depuis un certain temps. En outre, et de façon progressive au cours du travail empirique, le cadre académique s’est peu à peu érigé en garde-fou à l’approche de terrains sensibles et potentiellement sollicitants. Dans l’instauration d’une protection vis-à-vis de la difficulté de certaines situations d’habitat et dans la prise en compte de nos propres limites en termes de connaissances, c’est par une approche académique assumée que nous avons choisi d’aborder les enquêtés la plupart du temps : présentation sous l’étiquette de chercheuse, évocation des enjeux de la thèse, etc.
Retour sur les dilemmes professionnels, éthiques, méthodologiques
À ce stade, plusieurs dilemmes marquent notre réflexion. Ceux-ci prennent corps dans un décalage persistant entre les représentations et réalités de la profession et s’articulent autour de trois types d’implication au vu de la demande formulée : à la fois professionnelle, personnelle et académique.
Une formation aux compétences plurielles
Au cours de l’entretien précité, un décalage est nettement apparu concernant les ressorts de la profession, tels qu’entrevus par notre enquêté issu du monde du bâtiment, c’est-à-dire essentiellement tournés vers la maîtrise d’œuvre (conception, assistance technique, etc.), et ceux émanant de notre trajectoire. À l’heure de la diversification des champs d’activités associés à l’architecture, ce décalage n’est pas étonnant, il apparait même comme un trait constitutif de la « culture architecturale » française, qui atteste de représentations disparates vis-à-vis de la production architecturale et du métier d’architecte (Tapie, 2018).
Dans le cadre de notre recherche, l’observation et l’entretien de professionnels présents dans ce champ de l’amélioration de l’habitat, ont souligné certaines compétences incontournables nécessaires à des interventions sur des configurations d’habitat complexes, associant difficultés sociales et problématiques spatiales. Ceux-ci attestent généralement d’une expérience confirmée du métier, de laquelle découlent de nombreuses facultés comprenant non seulement l’acquisition d’un haut niveau d’expertise sur divers champs de la construction, mais aussi l’insertion dans un solide réseau d’artisans et d’entreprises. Comme nous l’avons vu précédemment, l’exercice de la profession s’entoure désormais de connaissances et de compétences plurielles. Si la formation prépare en grande partie à la maîtrise d’œuvre, l’ouverture des enseignements et des champs d’action s’adressant à l’architecture continue de prendre de l’importance. Ainsi, notre formation nous permet aujourd’hui de proposer des solutions spatiales pour des transformations d’habitat. En revanche, notre expérience, à la fois courte et partielle dans cette voie, s’avère insuffisante pour garantir leur réalisation et en assurer le suivi technique. Ayant conscience de nos limites dans ce type d’exercice professionnel, « prendre le crayon », sans assurer la garantie de nos dessins, a donc entraîné une réflexion éthique envers ces habitants qui cumulent déjà divers facteurs d’un habitat vulnérable.
Entre recherche et pratique, temps social et temps académique
Plusieurs considérations d’ordre académique ont également été pointées. Répondre favorablement à la demande et concevoir à la place du personnel de l’association nous a fait envisager une disparition partielle des données initialement recherchées dans le cadre de ce terrain, à savoir l’étude de réponses spatiales formulées par d’autres professionnels non formés à l’architecture. Par ailleurs, l’inadéquation entre les temps académiques et sociaux de la thèse est pleinement ressortie comme un obstacle à prendre en compte. En effet, dans ces cadres de précarité, les processus d’amélioration de l’habitat sont généralement longs, au-delà de ce qu’une thèse peut appréhender. Au vu de l’avancement de nos investigations, cumuler l’activité de recherche et le suivi d’un tel projet d’amélioration d’habitat nous a semblé une charge de travail considérable, difficilement tenable alors que d’autres enquêtes étaient amorcées en parallèle.
Les échanges successifs avec l’association sur ces différents points vont malgré tout réitérer l’accompagnement spatial et technique comme condition d’accès au terrain. Considérant les difficultés jusque-là éprouvées dans l’observation et la documentation de l’habitat rural précaire, ces échanges vont aboutir à un accord favorable de notre part.
Les réponses architecturales apportées, mise en visibilité d’une diversité de postures
A partir de cet engagement initial, plusieurs réponses vont être apportées aux enquêtés en fonction de nos possibilités : répondre à la demande de conception, ne pas y répondre ou assurer un autre type d’accompagnement. Modulant les degrés d’implication, ces réponses vont laisser entrevoir une diversité de postures, possiblement occupées par l’architecte selon les situations d’habitat rencontrées.
Répondre à la demande : concevoir
La négociation du terrain a abouti à notre entrée dans l’association en tant bénévole. De là, il nous a rapidement été confié la réalisation de plans concernant l’extension minimale d’un pavillon situé aux abords d’une commune rurale de 4500 habitants. Cette opération en construction neuve ne se situe pas dans les missions habituelles de l’association. Ces dernières années, le neuf est pourtant apparu comme une réponse de plus en plus indiquée au vu de certaines situations d’habitat précaire : mauvais état de l’existant, passoires énergétiques, coût élevé du secteur de la rénovation. C’est donc dans le cadre d’une « expérimentation », tel qu’évoquée par la suite, que nous avons été mise à contribution. Malgré sa petite échelle, la situation d’habitat étudiée s’est avérée à la fois délicate et éclairante du fait des nombreuses problématiques rencontrées par le foyer : construction récente et défectueuse, famille nombreuse et monoparentale, accidents dus à la promiscuité et aux malfaçons, endettement, sortie des cadres institutionnels et impossibilité de prétendre aux aides de l’État6. Au croisement de ces différents obstacles, l’extension devait être conçue de façon à permettre un soulagement immédiat de la situation tout en engageant le minimum de ressources.
Cette mission va être le vecteur de découvertes inattendues, nous amenant à rencontrer puis à travailler aux côtés de l’unique salariée diplômée d’architecture à l’échelle régionale7. Accompagnée de cette dernière, une première visite a été réalisée au domicile de l’habitante, suivie d’un moment de transmission de données. D’un commun accord, les échanges ont abouti au choix de créer une extension comprenant un espace d’entrée ainsi qu’une pièce de vie supplémentaire, servant à la fois de chambre et de bureau. Une semaine de travail a ensuite été nécessaire pour proposer des solutions spatiales adéquates, essentiellement formulés sous forme de plans et de coupes schématiques. Au vu du manque de temps et de moyens déjà annoncé par l’association et la salariée, nous avons réalisé cette étape de notre côté, dans les locaux de notre laboratoire (figure 2). Ayant conscience du caractère à la fois expérimental et pragmatique de la demande, nous avons fait le choix d’assurer un maximum de faisabilité à notre production : dessin à partir de l’existant, indications des mesures, réflexion sur les matériaux. Nous avons aussi sollicité l’avis de trois amis architectes-maîtres d’œuvre8. L’observation des processus communs de résolution architecturale montre une pensée de l’économie et de la valorisation à toutes les étapes du projet d’amélioration : en préparation du chantier, pendant la construction mais aussi dans un usage quotidien futur. Ainsi, les discussions engagées avec ces derniers ont premièrement abordé les solutions techniques en lien avec les difficultés observées : recherche de procédés de construction rapides, économie de matériaux et de main d’œuvre, etc. Elles ont également reflété des considérations spatiales spécifiques, visant à tirer au maximum parti des surfaces créées, extrêmement réduites au vu de l’absence de budget et du risque de surendettement : densification des surfaces, exploitation des volumes dans la hauteur (usage de la coupe), économie d’énergie, apport d’espaces de stockage, etc. Nous avons traduit ces remarques sur nos premiers dessins. De-là trois scénarios ont émergé. Ceux-ci ont été communiqués à l’association puis transmis, par cette dernière, à l’habitante concernée.
Suite à cette transmission deux nouvelles requêtes vont être formulées.
Refuser la requête : retour à une observation directe distanciée, l’architecte représenté
Une première requête a émané de l’association afin de poursuivre notre suivi sur le projet amorcé : recherche d’entreprises, chiffrages, etc. Comme évoqué précédemment, nos aptitudes se révèlent limitées à l’abord de ces processus complexes que nous préférions laisser au personnel associatif compétant. Aussi, nous avons fait le choix de refuser cette requête et d’en expliquer, à nouveau, les raisons personnelles et académiques. Nos explications ont reçu, cette fois-ci, la compréhension de nos interlocuteurs. Ayant parallèlement tissé des liens par le biais de notre contribution, nous avons poursuivi notre enquête aux côtés de salariés lors de visites à domicile pour lesquelles nous avons privilégié une observation directe, et si possible non participante (figure 3).
Là encore, un jeu d’implication et de distanciation s’est mis en place à l’encontre de notre formation. Comme nous l’avons vu, celle-ci n’est pas anodine dans l’imaginaire collectif qu’elle suscite, encore moins dans ces contextes particuliers d’intervention sociale. C’est donc parfois sous l’étiquette de « l’architecte » que nous avons été présentée aux habitants, par des travailleurs sociaux en quête d’un soutien argumentaire implicite. Dans un autre cas, « faire venir une architecte » a été associé au risque de transmettre des « faux-espoirs », auprès d’individus « coincés » dans une situation d’habitat jugée dangereuse et où diverses actions visaient à encourager le départ du logement. Dans ce cas, nous avons alors été présentée sous le statut flottant de « bénévole chercheuse ».
Deux accompagnements aux visites ont finalement été réalisés au moyen d’une observation directe non participante, que nous avons maintenue malgré la disparité des étiquettes annoncées. Chacun a donné lieu à un important recueil de données, seuls éléments que nous ayons pu récolter auprès de ruraux attestant présentement de détériorations significatives de leur habitat.
Répondre autrement : se faire médiatrice
Enfin, une dernière requête a été émise par l’habitante pour qui nous avions dessiné le projet d’extension. Celle-ci s’est formulée à l’occasion d’une seconde rencontre, effectuée en autonomie quelques semaines après la transmission des scénarios et sans que ces derniers n’aient donné lieu à un retour de la part de l’association. L’habitante s’est alors adressée à nous, afin de poursuivre personnellement l’accompagnement amorcé. Ayant conscience d’un ensemble de freins à la poursuite du projet tout en tâchant de répondre du mieux possible aux attentes exprimées, nous nous sommes tournée vers une action de médiation. Cet autre mode d’intervention architecturale vise à sensibiliser et apporter conseil sur l’environnement, le cadre bâti, le paysage et l’architecture mais aussi à aider les individus dans certaines de leurs démarches administratives concernant l’habitat.
Malgré son investissement par la profession depuis plus de 50 ans, cette prestation reste peu présente dans les imaginaires que suscite le métier auprès du grand public. Elle continue, par ailleurs, d’animer le monde de la recherche architecturale (Tapie, 2018 ; Maniaque, Renault, 2020). Initialement non envisagée, cette démarche nous a laissé entrevoir une autre posture possible, d’architecte et de chercheuse, plus distanciée mais tout autant susceptible de produire des interactions fructueuses de part et d’autre de la relation d’enquête.
Les usages sociaux de la recherche architecturale : rôle de l’architecte, rôle du chercheur
Installés aux croisements de diverses représentations, ces modes de réponse, depuis la conception à la médiation, en passant par le regard distancié, nous ont fait expérimenter plusieurs postures d’enquête qui ont fini par nous assurer une présence prolongée et modulable sur ce terrain associatif. Celles-ci ont abouti à l’obtention de nombreuses données : documents graphiques, transcriptions d’entretiens, notes d’observation, etc. Certaines sont restées en notre seule possession, tandis que d’autres ont été partagées aux enquêtés. L’étude de leur usage a donné lieu, comme nous allons le voir, à autant de réflexions concernant non seulement le rôle possible de l’architecte auprès de ces ruraux précarisés mais aussi celui du chercheur en architecture parcourant ces diverses situations d’habitat.
Partage d’un matériel de recherche
Comme annoncé lors du recueil des données, les éléments récoltés, et parfois transmis, se révèlent de nature hybride : à la fois spatiale et graphique, humaine et sociale.
Transmission d’éléments graphiques
Les documents architecturaux partagés ont principalement été de nature graphique. Trois scénarios concernant la réalisation d’une extension de 15 m2 ont été transmis. Chaque scénario donne à voir des possibilités spatiales selon les moyens accordés : du scénario le plus ambitieux mais onéreux à celui le plus efficace et économique en passant par un scénario intermédiaire. Chacun se compose de plans et de coupes schématiques sur lesquels figurent des indices de dimensionnements (côtes et surfaces) ainsi que diverses annotations textuelles (figure 4). Un reportage photographique a été réalisé sur place pour accompagner ces documents, à travers notre œil d’architecte et de chercheuse : zoom sur les défauts structurels et typologiques, emplacement des gaines et des réseaux, état de la parcelle, etc. Enfin, d’autres éléments, disponibles en accès libre, ont complété notre documentation : plan de situation à l’échelle, règlements et plans d’urbanisme, photos satellites.
Ces démarches relèvent pour nous d’un processus bien rôdé, inculqué depuis notre formation en école d’architecture et appliqué par la suite, tout au long de nos expériences professionnelles. Plus près des considérations de nos terrains, ces éléments graphiques constituent une base nécessaire, voire indispensable, lorsqu’il s’agit d’aller à la rencontre des institutions dans l’obtention de financements. Pour les ménages concernés en revanche, l’édition de ces documents relève parfois d’un véritable défi, tant celle-ci demande diverses aptitudes : capacité à se repérer dans l’espace, traduire la situation existante, communiquer et prioriser les informations, comprendre le vocabulaire graphique et celui du bâtiment, utiliser l’informatique, etc. La relation d’enquête développée nous a amenée à livrer l’ensemble de ces éléments à l’association ainsi qu’à l’habitante, soigneusement recompilés sous la forme d’un dossier rigoureux de présentation de la situation existante et des aménagements spatiaux et constructifs envisageables.
Partage d’un réseau professionnel et institutionnel
D’autres éléments d’ordre social ont également été partagés à l’habitante. En effet, les « bonnes » relations d’enquêtes développées ont fini par nous sensibiliser particulièrement à ce terrain et nous ont amenée à chercher, avec elle, de nouvelles pistes d’accompagnement. Pour cela, nous avons pu compter sur les diverses investigations empiriques déjà réalisées au cours de notre doctorat. En cela, le temps dont nous avons pu disposer dans le cadre de la thèse s’est avéré une ressource non négligeable. Un terrain en alimentant un autre, plusieurs contacts ont été proposés à l’habitante, partant de réseaux d’entreprises, d’associations ou d’institutions repérées. Une nouvelle piste s’est ainsi définie par une proposition de rencontre avec les architectes-conseils du département, dont le service, relativement méconnu auprès du grand public, l’était aussi de notre enquêtée. Mise en place par la loi du 3 janvier 1977, cette activité de médiation, gratuite auprès de particuliers sans condition de ressources, est aujourd’hui opérée à l’échelle départementale9. Cet exercice est cadré et ne consiste, en aucun cas, à produire des éléments de conception. Le conseil est essentiellement formulé à l’oral, parfois à l’aide de croquis sommaires. Il peut concerner l’administration de dossiers, le respect de la réglementation, l’orientation des constructions, etc. En outre, ces architectes doivent déclarer une expérience d’une dizaine d’années d’exercice au moins et peuvent attester d’une activité de maîtrise d’œuvre parallèle, celle-ci strictement indépendante de leur mission de conseil. Bien que ne pouvant remplacer une maîtrise d’œuvre particulièrement recherchée par l’habitante, quelques observations réalisées auprès de ce service public nous ont amenée à le considérer comme adapté face à la situation rencontrée : un service gratuit et sans engagement, un accès de proximité via une permanence en mairie, le partage des problématiques rencontrées à des professionnels en exercice, possiblement détenteurs d’autres ressources spatiales, administratives et sociales.
Observation des usages sociaux du matériel transmis
Ayant transmis à la fois les contacts de nouveaux appuis envisageables, ainsi que le matériel nécessaire à l’efficacité des échanges, plusieurs observations nous ont, par la suite, donné les signaux d’une mise à distance significative avec le terrain. Tout d’abord, au niveau de l’association, le départ de la salariée-architecte de formation a provoqué une rupture dans l’accompagnement amorcé. En contexte de crise sanitaire, cet accompagnement s’est aussi vu supplanté par une hausse des demandes de la part d’individus dont les situations ont été estimées plus urgentes. Par ailleurs, deux retours ont été réalisés auprès de l’habitante, quelques semaines après l’entretien, afin de s’enquérir de nouvelles10. Ceux-ci ont donné lieu à de brefs échanges montrant que les actions proposées n’avaient pas été poursuivies. Un sentiment de lassitude a été exprimé par cette dernière face au retrait de l’association et à la suspension d’un des derniers accompagnements envisageables. Au cours de la discussion, à teneur sincère et dynamique malgré tout, d’autres charges ont subtilement été évoquées, liées au projet d’habitat et, de façon directe, à notre recherche-action : prises de rendez-vous, disponibilité, réitération des difficultés, potentiels nouveaux tracas, etc. Malgré une implication aux diverses étapes de ce début de projet, l’habitante a décrit un futur semblant encore inaccessible ainsi qu’une situation inchangée voire dégradée. Adossées à un capital d’énergie en baisse, ces potentielles nouvelles charges n’ont pu être intégrées par l’habitante qui souhaitait revoir ses priorités, suscitant notre compréhension puis notre éloignement.
La recherche architecturale en terrain sensible, un rôle pour l’architecte ? Un rôle pour le chercheur ?
Plusieurs vagues de matériaux sont entrés en notre possession à la suite de ce bénévolat. Ils concernent ceux que nous avons réalisés nous-même et transmis pour assurer notre enquête mais également ceux obtenus, par la suite, dans l’observation des dynamiques que notre recherche aura suscitées. Certains de ces matériaux se sont d’ores et déjà avérés fructueux dans ce qu’ils expriment du possible rôle de l’architecte auprès de ruraux précarisés, que celui-ci soit envisagé en tant que praticien mais aussi en tant que chercheur en architecture.
Des pratiques architecturales complémentaires face à une précarité plurielle
Afin de conserver une rigueur scientifique tout au long de notre présence sur ce cas empirique, nous avons pris le parti d’exercer une observation en toute circonstance. Celle-ci a donné lieu à plusieurs journaux, relevant les « conditions d’enquête » ou prenant des allures « d’auto-analyse » (Noiriel 1990 ; Bizeul, 1998). En phase de conception, ces techniques réflexives issues des SHS ont accompagné l’explicitation, parfois délicate, d’un processus à la fois technique et sensible. Dans ce cas, l’écriture a été effectuée directement sur les essais de plans successifs, transformant ceux-ci en matériel de recherche à visée socio-spatiale (figure 5). Par ailleurs, d’autres transcriptions ont été effectuées reprenant, par exemple, les échanges informels réalisés auprès des trois architectes maîtres d’œuvre appartenant à notre réseau personnel, afin de s’épauler de connaissances nous faisant défaut. A la lumière de ces écrits, divers cheminements de pensées transparaissent. Ils mettent en avant certains réflexes rapidement rassemblés par ces acteurs pour faire face à de telles configurations sociales, y compris à cette petite échelle de transformation de l’habitat. On retrouve par exemple la projection en coupe ou encore la recherche de flexibilité des espaces afin de proposer des usages inopinés ou encore non identifiés.
Un premier regard sur les usages sociaux issus de notre recherche fait cependant état de dynamiques globalement limitées. Bien que de nombreuses idées aient pu être partagées et discutées avec les enquêtés, les interactions ont été freinées dès l’approche de la matérialisation du scénario envisagé et sont aujourd’hui à l’arrêt. Cette interruption éclaire, d’une part, le besoin inéluctable de compétences techniques, constructives et spatiales expertes, au-delà de ce qu’un bénévolat peut apporter. D’autre part, elle souligne divers freins à même d’entraver le processus de transformation, observé aux échelles de l’habitante et de l’association : celui, déjà pressenti, de moyens financiers limités, mais également, celui, tout aussi latent, d’une charge exercée par une précarité qui se vit de façon plurielle et hiérarchisée. Dans l’hypothèse d’une intervention de l’architecte maître d’œuvre, une combinaison d’aptitudes à la fois techniques, spatiales, sociales et administratives apparait ici nécessaire. Si la maîtrise d’œuvre s’avère une piste d’action importante pour la profession, d’autres exercices auront été observés. Tout d’abord, celui de la salariée de l’association, accompagnant les ménages dans la traduction spatiale de leurs problématiques, mais aussi celle, possible, des architectes-conseils du département. Dans l’attente de nouvelles opportunités d’un acte de transformation, diverses présences architecturales peuvent ainsi se faire support du quotidien : le conseil gratuit, l’aide administrative ainsi que l’apport d’un regard positif concernant l’habitat et ses possibilités d’adaptation en fonction des moyens accordés.
Les impacts d’une recherche architecturale dans l’amélioration de l’habitat rural
Notre enquête a mis en évidence une diversité d’exercices architecturaux à même d’accompagner les ménages ruraux face à leurs problématiques d’habitat. Elle questionne également le rôle du chercheur, possiblement impliqué auprès de ces derniers. En effet, dans ce cadre associatif étudié, la présence de l’architecte relève quasiment de l’exception. Nous concernant, c’est bien le contexte d’une recherche en architecture qui nous a permis de rencontrer ces publics peu perçus des institutions puis d’interagir avec eux. Observé suite à notre départ, l’usage de ce que notre recherche aura produit auprès de ces derniers s’est avéré limité, tant le projet d’amélioration implique le déploiement d’une énergie considérable, généralement indisponible chez les personnes que nous avons approchées. Ces limites d’interactions sont de plus en plus investiguées au sein des recherches portant sur la participation des publics, où elles se traduisent sous la notion de « charges » ou de « capacités » (Charles 2012 ; Genard, 2013). Dans le cadre de notre recherche-action, ces notions ont pris une importance d’ampleur et se sont étendues à d’autres considérations, concernant notamment les degrés d’investissement qu’aura demandé notre enquête à l’habitante rencontrée.
Dans le même temps, si le cadre de la recherche forme un contexte d’interaction particulier, de par ses conditions temporelles ou sa mise en scène, il peut aussi se faire soutien, dès lors que des relations sincères et affectives sont susceptibles d’émerger (Duclos, 2014). Conservée dans un classeur au domicile de l’habitante ou dans les locaux de l’association, notre étude continue, elle, de rester disponible auprès d’enquêtés qui auront pu être sensibilisés à ses contenus. Composée de relevés descriptifs de l’existant, de scénarios et de contacts partagés, nombre de ces documents pourront être remobilisés, en temps voulu, dès lors que de nouvelles opportunités seront à même de survenir.
Conclusion
Des décennies d’études sur la figure de « l’usager » dans le champ de la conception ont abouti à considérer ce dernier comme un « acteur » indéniable du processus du projet (Couture et al. 2019). La montée en puissance des recherches partenariales, réalisées au sein de ces domaines, a également fait émerger de nombreux travaux réflexifs, observant ce que ces recherches tendent à produire dans leur milieu (Carriou, Manola, Tribout, 2022).
Sur le terrain de la précarité rurale, la lecture des usages produits par une recherche en architecture aura pu se révéler heuristique dans ce qu’elle dit d’une présence architecturale peu commune. Au cours de nos investigations, divers tâtonnements nous ont conduite à mettre en place une méthodologie hybride, d’ordre socio-spatial, à même d’aborder l’objet transdisciplinaire que constitue l’habitat précaire et la complexité des situations qui s’y rattachent. Partie en recherche d’observation auprès d’une association actant sur le sujet en milieu rural, notre sollicitation en tant que diplômée d’architecture a été le point de départ d’une recherche-action imprévue, essentiellement fondée sur un décalage persistant entre les représentations attachées à la profession et la réalité de ses exercices possibles. Au regard d’un engagement qui soit à la fois personnel, professionnel et académique, plusieurs modes de réponse ont été apportés aux enquêtés en demande d’une maîtrise d’œuvre : répondre par la conception ; procéder à une prise de recul ; répondre autrement, par le partage de connaissances. Reliées à des techniques d’enquête hybrides, ces diverses postures ont abouti à l’accumulation d’une pluralité de matériaux donnant à voir les dynamiques suscitées par nos interactions. Ainsi, l’activité de maîtrise d’œuvre apparait comme un axe important d’intervention auprès des ménages concernés. En contexte de précarité, elle nécessite cependant des aptitudes, à la fois techniques, spatiales et sociales, généralement accumulées au terme d’une expérience confirmée, menée aux côtés d’autres acteurs clés de l’amélioration de l’habitat. Face à une précarité qui repousse parfois toute intervention, à court, moyen ou long terme, d’autres « présences » architecturales ont également été soulevées. Celles-ci pratiquent l’écoute, le conseil ou encore le partage d’un regard distancié sur les qualités et le potentiel de l’habitat occupé. Réalisées autour du cadre bâti, sur des temporalités variables, ces divers accompagnements modulent l’important investissement que demande la mise en œuvre d’un projet architectural et qui constitue souvent un frein auprès de publics déjà sollicités par les difficultés du quotidien. Dans la diversité de ses incarnations et de ses exercices possibles, l’architecture apparaît ainsi répondre, par-delà le projet, à une précarité qui se vit de façon plurielle et hiérarchisée.
Par ailleurs, à ces « charges » observées en lien avec le projet architectural, s’est ajouté la considération d’autres effets, possiblement occasionnées par notre recherche. Ainsi, divers matériaux nous ont fait aborder le rôle même du chercheur en architecture et ce que sa présence suscite auprès des enquêtés, dès lors que les terrains se sensibilisent. Si ce cadre d’interaction soulève de nombreux questionnements, à la fois personnels et éthiques, il convient pourtant de mentionner l’importance de ce contexte nous ayant permis, sous divers aspects, d’envisager « outre-mesure » ce « don de soi » auprès des enquêtés (Coton, 2016). En effet, c’est aussi ce type de confort académique octroyant, dans notre cas, soutien financier et liberté d’investigation, qui nous a amenée à prendre le temps et l’énergie nécessaire pour un tel engagement.