« Le progrès de la connaissance, dans le cas de la science sociale, suppose un progrès de la connaissance des conditions de la connaissance » (Bourdieu, 1994)
Depuis plus de vingt ans, un constat semble s’être imposé pour les autorités publiques au sein des pays européens : le monde de la recherche académique et le monde socio-économique paraissent évoluer de façon parallèle, hermétique et cloisonnée. Ce constat jugé problématique suscite des vocations réformistes en faveur d’une meilleure synergie entre ces deux « mondes » (Duval et Heilbron, 2006). Il conviendrait ainsi par les réformes qui se succèdent de rendre les recherches plus promptement utiles et utilisables par les parties prenantes, qu’elles soient publiques ou privées. Si les chercheurs s’opposent bien souvent au fait de voir leurs recherches subordonnées à des impératifs utilitaristes, ils ne cessent pourtant de se questionner sur les différentes formes de leur utilité en sciences humaines et sociales (Hirschhorn, 2014).
Si la question de l’utilité de la recherche souffre traditionnellement d’une normativité rampante, celle de ses « usages sociaux » gagnerait à être davantage étudiée. Par « usages sociaux », il est entendu la diversité des manières qu’ont les différents acteurs de s’approprier ou se positionner face aux processus de recherche, aux acteurs eux-mêmes et aux résultats propres au travail scientifique. Ces « usages » au pluriel sont aussi divers que celles et ceux qui les incarnent, et impliquent des intérêts d’ordre individuel, collectif et qui sont souvent contradictoires. Dans ce numéro, il s’agit de s’interroger sur la production, la réception et l’appropriation de la recherche par les acteurs du monde « extra-académique » (journalistes, commanditaires, institutions, enquêtés ou citoyens entre autres). Il s’agit notamment de l’ensemble des parties prenantes amenées d’une manière ou d’une autre, à se saisir de la recherche dans un intérêt situé hors du « paradigme d’une recherche désintéressée et relativement autonome » (Bedouret, Dupleix, 2019) qui viserait à établir la connaissance du monde social comme une fin en soi.
Comment le chercheur navigue-t-il dans cet espace connoté d’intérêts aussi bien que de motivations multiples gravitant autour de sa recherche ? Comment le chercheur peut-il contrôler l’usage public qui peut être fait de ses travaux (Noiriel, 2009) ? De surcroît, le chercheur est-il lui-même certain de rester prudent, subjectif et complètement neutre au cours de sa recherche sans y investir directement des motivations extrascientifiques (biographiques, sociales, politiques, économiques, etc.) ? A longtemps demeuré l’illusion pour le chercheur qu’il pourrait se draper dans une présomption d’indépendance en raison de l’origine publique de son financement. Pour autant, la rigueur scientifique exigerait plutôt de reconnaître que tout chercheur, indépendamment de son financement, de sa discipline ou de sa problématique, s’implique personnellement et implicitement tout au long de sa recherche. Au sujet de cette implication, l’historien Gérard Noiriel mentionnait même l’existence de deux « profils » d’historiens : « ceux qui ne se posent jamais la question sur ce qu’ils font et ceux qui s’en posent » (Noiriel, 2019). Le raisonnement est valable pour toutes les parties prenantes qui vont intervenir durant le processus de production de données et de connaissances. Dans un contexte d’ouverture du champ scientifique à des sources de financement plus variées et à de nouvelles catégories de chercheurs (Gingras et Gemme, 2006), les rapports entre ces derniers et leurs objets de recherche en sont affectés, voire questionnés avec acuité. Il n’est donc plus possible d’ignorer cette interrogation : comment la société utilise les recherches produites en SHS, du recueil des données à la publication, la diffusion et la réception des résultats ?
S’interroger aussi sur la réception et l’appropriation de la recherche par les acteurs extra-académiques permet ainsi d’avancer dans la connaissance des objets spécifiquement étudiés puisque les motivations investies par ces acteurs - de l’entame de la recherche à l’aboutissement de celle-ci - façonnent et orientent d’une certaine manière les données auxquelles le chercheur a accès. En effet, qu’il s’agisse pour une institution de légitimer sa politique et ses dispositifs, pour des enquêtés de se faire entendre (Ross, 2003), de se faire reconnaître (Girola, 1996), d’assurer leur domination (Pinçon et Pinçon-Charlot, 2007) ou encore de s’armer de savoirs critiques pour dénoncer le monde existant (Masson, 2005), les attitudes et attentes adressées à la recherche par les organismes financeurs, les sources mobilisées et les enquêtés affectent nécessairement la production de ses résultats. Plutôt que de nier cette somme d’influences au prétexte qu’elle fait perdre voire qu’elle peut ôter tout caractère scientifique aux connaissances en SHS, le seul mouvement scientifique qui semble bel et bien valoir est celui qui relève de l’analyse des implications extrascientifiques dans la recherche.
Si la problématique de l’imbrication des usages extra-académiques et du processus de production de la connaissance est loin d’être inédite dans chacune des disciplines des SHS, la première originalité du numéro tient à une tentative de réponse à celle-ci dans une optique interdisciplinaire. Rassemblant des contributions issues de l’architecture, de la sociologie, des sciences de l’information et de la communication, de l’histoire et de l’anthropologie, l’objectif est bien de permettre une mise en commun des savoirs disciplinaires - les outils et les pistes méthodologiques, les problématiques et axes de questionnements, de même que les réponses apportées - sur les manières de traiter scientifiquement les comportements et motivations qui influent au moment de recueillir, d’analyser, puis de traiter les données récoltées. Loin d’épuiser le questionnement et les réponses associées, ce numéro de six contributions espère participer à la création d’un espace commun d’échanges entre disciplines sur la problématique des usages sociaux de la recherche, de manière à enrichir les répertoires de pratiques propres à chaque discipline. L’interdisciplinarité est d’autant plus bienvenue ici que, lorsqu’il s’agit pour les institutions de financement de la recherche de favoriser l’application des savoirs à des problèmes pratiques, et ainsi d’inciter à des usages sociaux spécifiques de la recherche académique, celle-ci est promue de manière croissante (Gibbons et al., 1994). La seconde originalité du numéro sur cette problématique est qu’elle rassemble, outre un article écrit par un politiste maître de conférences, des contributions de jeunes chercheurs, doctorants et jeunes docteurs, qui ont pour particularité d’être potentiellement les plus en prise avec les transformations du monde de la recherche, la précarité et une moindre légitimité associée au statut de chercheur. Les différents acteurs extra-académiques intervenant durant le processus ont ainsi plus de marges de manœuvre pour mobiliser et s’approprier les jeunes chercheurs et leurs recherches selon leurs propres intérêts et objectifs. Les contributions peuvent donc donner à voir un effet grossissant des usages sociaux de la recherche et du processus de sa co-construction entre chercheurs et tous ceux qui interviennent dans sa production, sa réception ou son appropriation.
Présentation du dossier
Le dossier présente cinq articles et un entretien. Le premier article, du sociologue Fabien Desage, ouvre le numéro sur une enquête rétrospective de l’auteur sur la réception de ses propres travaux par les élus et fonctionnaires locaux d’une métropole, auprès de qui il avait mené des recherches des années plus tôt. L’auteur démontre qu’il est possible de faire de la réception de ses propres travaux une enquête à part entière. Son article examine l’ensemble des obstacles à la diffusion des recherches en sciences sociales en dehors du champ académique. Il montre que si certains mobilisent ces travaux pour leur propre intérêt, en fonction de leur position dans le champ politico-bureaucratique, la réception la plus courante peut être caractérisée par l’évitement de la part des acteurs publics d’une sociologie autonome du fait des logiques et des contraintes du champ lui-même. Le deuxième article écrit par Bastien Hégron, docteur en histoire, analyse le rôle des universitaires en sciences humaines dans les relations internationales, plus particulièrement dans les relations franco-mexicaines dans l’avant Seconde Guerre mondiale, à partir d’archives diplomatiques mexicaines, françaises et de la presse française. Il montre qu’en participant à la circulation des savoirs, à la croisée de motivations politiques et scientifiques, les universitaires peuvent lutter contre les préjugés qui touchaient le Mexique postrévolutionnaire, soutenir la propagande mexicaine ou encore être mobilisés par les différentes diplomaties pour favoriser les échanges bilatéraux. Vient ensuite un article d’un docteur en sciences de l’information et de la communication, Jaercio Da Silva, qui donne à voir comment un savoir académique peut s’inscrire dans des pratiques de revendication individuelle et collective, permettant ainsi la consolidation d’une cause politique dans et avec les réseaux sociaux. À partir d’une enquête relevant de l’ethnographie en ligne (Hine, 2000) et des digital methods (Rogers, 2013) associées à l’appréhension du concept d’« ’intersectionnalité » (Crenshaw, 1989 et 1991), vis-à-vis des problématiques sociétales/politiques/juridiques, l’auteur montre comment différentes manifestations socio-numériques de revendication de soi et d’autrui, favorisent la formation d’une « communauté d’action » sur le net. Il s’agit d’un espace virtuel, regroupant des individus militants qui partagent un objectif commun : rendre compte de différentes formes de signalement/discrimination/domination, conformément à des ressentis expériences/expériences en commun. Un article de Johan Vincent, docteur en histoire, lui succède en prenant pour objet l’hybridation des temporalités associées à la recherche lorsque celle-ci implique des logiques scientifiques et d’applications concrètes, du fait d’une pluralité d’acteurs participant à son financement et à sa production. Cet article s’appuie sur l’étude du processus de recherche lancé par un organisme de financement régional, le RFI Angers Tourism Lab, qui regroupe de multiples acteurs de natures très différentes. L’auteur montre à la fois toute la difficulté à coordonner des temporalités de financement fondamentalement distinctes – entre un temps court visant l’application immédiate des résultats et un temps long visant une structuration pérenne de la production de connaissances – et qu’il est possible de résoudre ce problème à travers la constitution pérenne d’un réseau entre les différents acteurs de la recherche. Le dernier article, rédigé par Lise Gaillard, doctorante en architecture, prend pour objet les usages que font certains individus confrontés à un habitat précaire d’une recherche en architecture qui porte sur le milieu rural. Alors qu’au départ, le projet de cette étude visait à étudier la précarité de l’habitat en milieu rural dans une logique de celle d’une démarche ethnographique, les aléas de la recherche et l’urgence sociale auxquels faisait face la chercheuse l’ont amené à « prendre le crayon » pour jouer le rôle d’une architecte auprès de ses enquêtés. Ainsi, faire sienne la demande sociale associée à sa recherche lui a permis d’accumuler de précieux matériaux et une meilleure connaissance de son objet. Enfin, nous clôturons le dossier sur un entretien anonyme avec une docteure en anthropologie embauchée par une grande entreprise spécialisée dans le conseil en management afin d’enquêter sur ses relations de travail et d’améliorer les pratiques managériales de l’entreprise. Si ce texte relève moins d’un article scientifique traitant avec méthode et enquête des appropriations de la recherche en anthropologie pour un certain type de grandes entreprises, il n’en reste pas moins que le témoignage permet d’approcher les conditions sociales de l’import de savoirs et méthodes scientifiques en SHS au sein de la sphère entrepreneuriale. L’anonymisation révèle ici les difficultés auxquelles la jeune docteure est confrontée lorsqu’elle tente de préserver la logique scientifique de sa recherche.
Une réception imparfaite et instrumentale par les différents acteurs
Avant de s’intéresser aux usages effectués par la société des recherches en SHS, encore faut-il voir que toute appropriation possible des recherches produites nécessite au préalable une réception, c’est-à-dire que les acteurs aient un accès intelligible aux savoirs produits par les chercheurs. Or, les articles du dossier montrent que cette réception n’a rien d’évident, étant à la fois très inégalement distribuée – seuls quelques familiers des SHS du fait de leur cursus universitaire lisent attentivement ces recherches une fois publiées - et toujours directement mobilisée dans un rapport instrumental. Là où le chercheur vise parfois à diffuser ses connaissances et ses résultats dans une logique de connaissance, les acteurs extra-académiques impliqués dans la production de la recherche perçoivent moins de connaissances indépendantes et désintéressées qu’un acteur social disposant de certaines ressources, perçues à travers le prisme d’une position sociale, de besoins et d’intérêts particuliers ou de logiques de champs d’appartenance. Ceci s’explique par le fait que les acteurs ne cheminent pas dans un monde scolastique mais cherchent toujours à agir dans le monde social. En amont de la production de la recherche, Lise Gaillard montre par exemple que la prise de contact avec les chercheurs en architecture vise à employer leurs connaissances pratiques de l’habitat précaire et leurs compétences en architecture. Cette instrumentalisation de la recherche, du commencement de l’enquête à la diffusion des résultats produits, est également observée dans les autres articles du dossier. Ainsi, Bastien Hégron met en évidence le développement de liens internationaux en matière de recherche scientifique à des fins géopolitiques et stratégiques. En effet, dans le cas présenté, les chercheurs sont utilisés comme des diplomates par leur pays d’origine pour développer le soft-power de la France sur la scène internationale.
Or, la connaissance scientifique et les concepts servent la plupart du temps à soutenir une action dans une optique performative. Dans le cas de l’usage de l’intersectionnalité, concept académique mobilisé dans les milieux militants, Jaercio da Silva montre comment des individus font résonner leur expérience singulière à partir de cette notion. Plus encore, la trajectoire du concept permet de décrypter celle de la construction d’une communauté d’action. Fabien Desage souligne également que certains rares destinataires de ses enquêtes, les moins intégrés à l’institution, se saisissent bien de ses résultats pour s’armer de savoirs critiques et dénoncer le fonctionnement institutionnel, mais souvent dans une visée réformatrice de l’institution. Dans ce contexte, la recherche scientifique produit des ressources pour les acteurs sociaux, dans lesquels ils puisent afin de négocier et de tenter d’infléchir le cours de l’action, dans leur milieu d’intervention. Ce qui ne représente pas nécessairement un obstacle à la diffusion des connaissances en SHS. Selon l’auteur, c’est l’utilisation de la recherche en dehors des logiques scientifiques qui assoient son utilité, à condition que le savoir produit soit démocratisé. Ceci n’est pas forcément un obstacle à la diffusion des connaissances en SHS, puisque l’auteur soutient au contraire que c’est parce que les acteurs mobilisent la recherche en dehors de logiques scientifiques que la recherche peut servir à quelque chose. Ce postulat est valable à condition que le savoir produit soit démocratisé, c’est-à-dire diffusé sous une forme accessible à des acteurs de natures diverses, en premier lieu auprès des groupes subalternes et de leurs représentants.
En effet, la science est une source de légitimité pour les acteurs extra-académiques. Cela peut d’ailleurs conduire à des interprétations extensives ou très sélectives des résultats, comme le décrit Fabien Desage. Les élites politico-administratives auprès de qui il a enquêté ne retiennent finalement que les quelques résultats qui confortent leurs propres paradigmes et leur permettent de s’affirmer face à leurs concurrents. Il affirme alors que la réception de ses recherches dépend du public provenant du champ bureaucratique et politique qui l’accueille. Dès lors, il rejoint l’analyse que propose Carolina Kobelinsky avec l’enquête qu’elle a menée auprès des agents d’un centre d’accueil pour demandeurs d’asile, dans laquelle elle montre l’instrumentalisation de la recherche par les enquêtés pour soutenir leurs revendications auprès de leur hiérarchie. Ces enquêtés critiquent alors les résultats de la recherche en remettant en question le vocabulaire employé. Ce qui montre les difficultés d’appropriation des résultats et les effets de concurrence et de contestation de la position de chercheuse (Kobelinsky, 2009). Dans un autre registre, l’entretien qui conclut le dossier montre qu’au sein de l’entreprise dans laquelle l’auteure est employée, toute l’activité de recherche s’inscrit dans un objectif de productivité économique qui s’éloigne de la simple production de connaissances en SHS. Ceci justifie d’ailleurs le départ de l’auteure de l’entreprise en question.
…avec laquelle le chercheur peut et doit composer sous certaines conditions
Tout au long du processus de production de la recherche, de l’élaboration du sujet (soit par le seul intérêt scientifique, soit auprès d’un organisme de financement), à sa restitution et/ou à sa publication, en passant par la négociation du terrain, les chercheurs sont amenés à interagir et à composer avec une multiplicité d’acteurs de nature et d’intérêt divers. Les commanditaires, les enquêtés, les institutions étudiées, ou encore celles et ceux qui autorisent l’accès au terrain, sont en constante interaction avec le chercheur et son objet de recherche. Néanmoins, dotés d’attentes pléthoriques qui conditionnent l’accès aux données à chaque étape de la recherche, comment le chercheur parvient-il à jongler entre ces usages sans perdre de vue les exigences académiques pour la production scientifique de sa recherche ?
En réalité, le dossier révèle d’abord que le poids des contraintes associées aux intérêts et usages de ces acteurs extra-académiques impliqués dans la production de la recherche varie en fonction des disciplines, des statuts du chercheur, de la légitimité qui lui est prêtée, du degré d’autonomie du champ d’appartenance, des parties prenantes et de ses propres sensibilités. Au vu des articles du dossier, l’histoire semble bénéficier d’une solide légitimité auprès de gouvernements ou de diplomaties à une échelle internationale ou transnationale (Hégron), comme l’économie (Hirschman et Berman, 2014), tandis que la sociologie souffre a priori d’un discrédit disqualifiant auprès des élites politico-administratives qui la perçoivent comme un discours uniquement militant et peu scientifique (Desage). De son côté, l’anthropologie paraît largement méconnue, incomprise et ignorée dans la sphère extra-académique, même au sein d’une entreprise qui emploie pourtant volontairement une jeune docteure en anthropologie pour ses capacités d’enquête. Discipline académique relativement nouvelle dans le monde de la recherche, l’architecture semble, elle encore associée à la maîtrise d’ouvrage et à l’intervention architecturale dans le monde social. Or, les contraintes imposées aux différents travaux de recherche des disciplines en SHS, dépendent de leurs degrés de légitimité perçu dans la société. En effet, selon que la discipline suscite du crédit, de la défiance ou de l’ignorance distante dans le monde social d’intervention, le chercheur en SHS se voit respectivement favorisé dans l’élaboration de sa recherche, découragé ou non contraint. Dans le même sens, selon que le chercheur est un jeune doctorant ou un chercheur confirmé et reconnu, les attentes des acteurs contraignent plus ou moins l’activité de recherche, mais dans des sens qui peuvent varier. S’il ressort que les chercheurs reconnus en histoire sont favorisés dans leurs libertés de recherche et de déplacement (Hégron) quand la jeune docteure en anthropologie soumise à des situations précaires sur le marché du travail se voit contrainte à l’exit face à l’absence totale de contrôle sur sa recherche, la réalité est plus nuancée que cela. En effet, le partage d’un même jeune âge avec certains enquêtés peut également favoriser l’entretien de relations de connivence et de proximité avec des jeunes moins encore imprégnées des logiques et des contraintes de leur institution d’appartenance, et donc permettre de trouver de potentiels alliés en terrain hostile (Desage). Les différences de statuts entre les chercheurs jouent également dans les temporalités de financement dans lesquelles se projettent chacun de ces acteurs. Selon la durée du financement, il est plus ou moins difficile de faire converger la dimension scientifique de la recherche, en rapport avec sa dimension pratique/« utile »/efficace (Vincent).
Cela dit, même dans des conditions de recherche plus ou moins difficiles compte tenu des relations de l’institution enquêtée avec la recherche produite par l’enquêteur, le chercheur parvient généralement (sauf exceptions évidemment) à trouver des alliés sur son terrain, lui permettant de contourner certains obstacles. Effectivement, même si les acteurs de l’institution manifestent plutôt des stratégies d’évitement de la recherche en sociologie, le politiste Fabien Desage s’appuie sur de précieux enquêtés ayant manifesté un intérêt certain pour la recherche, du fait notamment de positions et d’intérêts particuliers au sein de l’institution. De même, chez Lise Gaillard, en même temps qu’elle ralentit le cours de la recherche, la demande sociale qui lui est adressée lui permet d’accumuler de nouveaux matériaux précieux. Même au sein de la grande entreprise de conseil dans laquelle est embauchée la jeune docteure en anthropologie ayant contribué à ce dossier, l’enquêtrice parvient à réaliser des entretiens avec des collègues plus réceptifs à l’égard de sa démarche. C’est donc en raison même des intérêts extra-académiques de certains enquêtés que les contraintes que font peser d’autres acteurs sur la recherche peuvent être dépassées, limitées ou contournées. De ce point de vue, l’originalité des articles du dossier sur cette problématique est de donner à voir comment les usages extra-académiques de la recherche peuvent faire l’objet d’une enquête en tant que telle. Par exemple, il est possible d’enquêter spécifiquement sur l’usage des recherches produites sur « l’intercommunalité » par les élites politico-administratives de la métropole de Lille sans jamais reprendre pour objet « l’intercommunalité ». De même, il est possible d’enquêter sur l’usage de l’intersectionnalité sans jamais revenir dans le fil de l’article sur les recherches académiques produites autour de ce concept. En ce sens, l’une des réponses qu’apporte ce dossier aux chercheurs qui s’inquiéteraient de voir leur recherche contrainte par la mobilisation de différents acteurs, c’est de redoubler l’enquête initiale par une enquête sur ces mêmes contraintes impromptues.
Enfin, le dossier rappelle évidement que les chercheurs eux-mêmes insufflent dans leur recherche des motivations extrascientifiques, qu’elles soient professionnelles, politiques, financières, idéologiques ou sociales. Sur ce point, ce sont bien des motivations idéologiques qui semblent guider les universitaires dans les relations internationales entre la France et le Mexique puisqu’ils profitent de leur étude pour diffuser certaines idéologies politiques du pays étudié au sein de leur pays d’origine. Ce sont aussi des logiques professionnelles et financières qui guident l’orientation de certains chercheurs vers les thématiques et réseaux proposés par l’organisme de financement régional RFI Angers Tourism Lab, ou bien sur le marché du travail des grandes entreprises de conseil. C’est aussi guidé par une certaine sensibilité du chercheur aux problématiques sociales et politiques que certains terrains et certains questionnements sembles choisis, peut-on lire en filigrane dans les articles de Fabien Desage, Lise Gaillard et Jaercio Da Silva. Le tout reste alors, comme pour les usages sociaux de la recherche par les différents acteurs, d’expliciter comment les motivations extrascientifiques du chercheur ont participé ou pas à l’élaboration de la recherche, voire à la prendre elle-même pour objet. Si les articles réunis dans ce numéro ne vont pas jusqu’à interroger cette dimension réflexive inhérente à toute recherche en SHS, il ne serait pas totalement incongru dans le futur de produire un espace d’échanges interdisciplinaires autour de cette problématique, afin de partager les différents outils disciplinaires permettant de faire advenir cette réflexivité réclamée.
La publication de ce dossier a été rendue possible par l’implication et l’expertise scientifique et informatique de Stéphane Loret ingénieur CNRS en Humanités numériques au laboratoire Espaces et Sociétés, responsable de la plateforme Ouest-Edel, Joane Gautier, chargée d'accompagnement à l'édition scientifique à la Bibliothèque universitaire et archives de l'Université d'Angers, et Véronique Cohoner, ingénieur CNRS et responsable de la Cellule d’édition électronique de revues à l’Université de Nantes. Le comité de rédaction de ce numéro souhaite leur exprimer une immense gratitude. Nous tenons également à remercier le comité de rédaction du premier numéro de la revue Passerelles SHS, étant aussi fondateurs de la revue : Nina Aubry, Chems Eddine Hacini, Justine Moreno, Natalia Escar Otin et Thibaut Lehuede, sans qui ce second numéro n’aurait pas été publié. Il convient enfin de remercier les écoles doctorales Sociétés, Tempes et Territoires (STT) et Espaces, Sociétés et Civilisations (ESC) ainsi que leurs équipes de direction, porteuses de la revue depuis sa création.